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Comme les amours de Javier Marías. Entretien

Servie par une prose magistrale, cette fable morale sur l’amour et la mort ne peut que nous rappeler, par son intensité, les meilleures pages d’Un cœur si blanc ou de Demain dans la bataille pense à moi. Comme par le passé, Javier Marías y dialogue avec les tragédies de Shakespeare mais également avec le Colonel Chabert de Balzac dont il nous offre ici une lecture brillante, complètement inattendue et strictement contemporaine.  

La citation des Trois mousquetaires «  Un meurtre, pas davantage » revient régulièrement. Est-ce le thème dont le roman constitue les variations, une position philosophique ou une constatation désabusée ?
C’est une citation saisissante, dont j’ignore si elle a été suffisamment prise en compte. Comme si, d’une certaine façon, un assassinat n’était pas la pire chose possible, ou comme si les assassins étaient si normaux et communs que nous ne devrions jamais, au fond, nous étonner ni nous scandaliser devant eux. Ce n’est pas le thème de mon roman (il y en a plusieurs et ils sont tous importants), mais on trouve effectivement cette idée selon laquelle les crimes individuels, « civils », ceux qui ne sont ni massifs ni politiques, sont une constante au cours de l’histoire, dans toutes les époques et toutes les régions, sans que les gens ne les commettent, pour ainsi dire, par imitation ou « contagion », ou par folie collective. Chaque personne agit pour son compte et de sa propre initiative. Si l’on pense à cette constante, et si l’on pense au nombre de ces crimes qui sont restés impunis et le restent encore, et à ceux dont nous n’avons même pas connaissance, on ressent en effet comme un sentiment de déception vis-à-vis de la condition humaine. Et ceci est un autre thème du roman : l’impunité et la manière dont nos sociétés tendent de plus en plus à l’accepter.

Le pourquoi et le comment d’une mort sont-ils plus importants que la mort elle-même ?
Non, j’imagine qu’ils ne sont pas plus importants que la mort elle-même. En fin de compte nous savons bien que le temps nivelle toute chose, quand il ne l’oublie pas tout bonnement. Si l’on nous parle aujourd’hui d’un meurtre commis au XVIIIe siècle, nous n’écoutons certes pas avec indifférence, mais nous le considérons bien comme un récit, une histoire fictionnelle, plutôt que quelque chose de réel, qui s’est véritablement produit. Le temps a tendance à transformer les faits en événements « fictifs », et en ce sens le comment et le pourquoi sont ce qui « offre une bonne histoire » ou non. Ensuite, oui, il y a les morts ridicules, dont je parle dans les premières pages de mon roman Demain dans la bataille pense à moi. Il vaut mieux ne pas en être victime, car c’est sans aucun doute ce dont l’on se souviendra à notre sujet. Les morts trop marquantes sont injustes : elles effacent parfois la vie entière qu’a pu avoir une personne auparavant.

« La vérité n’est jamais nette, c’est toujours un embrouillement. Même la plus élucidée », écrivez-vous. Estimez-vous que la vérité est par essence minée ?
Oui, très certainement. Il y a quelques années, dans mon discours d’entrée à l’Académie royale espagnole, j’ai parlé « De la difficulté de raconter ». Il est presque impossible de détenir la vérité sur quoi que ce soit – demandez donc aux historiens, qui ne sont jamais à l’abri de rectifications, de corrections, de démentis et d’amendements. De même, il est presque impossible de raconter ce qu’il s’est passé et que nous avons vu, ou même notre propre biographie, qui nous apparaît immanquablement parsemée de zones d’ombres. Qui furent mes parents avant d’être mes parents, par exemple ? Et par conséquent, de qui suis-je issu en réalité et pourquoi suis-je né ? C’est peut-être pour cela que nous écrivons et lisons des romans, pour que quelque chose, une fois, bien que ce soit inventé, puisse être pleinement raconté. La vérité n’entre pas dans un roman et n’en sort pas non plus, car celui-ci se déroule dans une dimension au sein de laquelle il n’y a ni mensonge ni vérité.

Pour vous, le monde est-il un gigantesque mensonge ? Ou plutôt une gigantesque hypocrisie ?
Ni l’un ni l’autre. C’est plutôt ce que Faulkner disait du pouvoir de la littérature, ce qu’elle peut faire de plus, et que j’ai cité à de nombreuses reprises. « C’est comme une allumette que l’on enflamme au milieu de la nuit, au milieu d’une forêt : la seule chose qu’elle parvienne à illuminer est l’obscurité qui l’entoure. » Ou quelque chose comme ça, je ne me rappelle pas exactement. Le monde est une gigantesque obscurité, même à l’heure où nous croyons presque tout savoir et pensons pouvoir espionner, filmer et enregistrer presque tout. Même ainsi nous sommes enveloppés d’obscurité.

Javier Marías sera en France les 12 et 13 septembre 2013.

Entretien réalisé à l'occasion de la parution de Comme les amours en août 2013.

© Gallimard