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Dispersez-vous, ralliez-vous ! de Philippe Djian. Entretien

« Si j’étais capable de basculer par-dessus un balcon situé au douzième étage ou de mettre le feu à une maison, Dieu savait à quoi il fallait encore s’attendre de ma part. J’étais devenue un vrai danger ambulant pour notre fille et je finissais par le croire. Je finissais par croire que j’étais emportée par le fond.
Et un matin, Yann m’a déposée devant la porte d’un établissement privé situé en pleine nature et rempli de cinglés dans mon genre. Sois forte, m’a-t-il dit. »

Diriez-vous que le récit est mené sous la forme d’un courant de conscience, ou comme en caméra subjective ?
Un peu les deux. Il y a cette femme qui raconte, qui dit « je », comme un monologue intérieur ou une caméra subjective, mais on ne sait pas à qui elle parle. Elle ne raconte que ce qu’elle a envie de raconter, par moment elle coupe, et ce qui a pu se passer durant ces ellipses n’est pas directement expliqué. Par exemple, elle ne s’entend pas avec son frère, puis ils s’entendent bien, mais on ne sait pas pourquoi. Simplement, on apprend plus loin que la vie du frère a changé, parce qu’il parle de la femme avec qui il vit, on comprend que cela a amélioré la relation entre le frère et la sœur.
Cette idée d’ellipse m’est venue au cours de mes voyages en train : on regarde le paysage, tout à coup un tunnel, et quand la lumière revient, le paysage a changé, on est passé dans autre chose. Sans explications. À nous de faire le lien.
Après, et c’est là où l’écrivain reprend les rênes, il faut glisser juste assez d’indices pour que ce soit à la fois plausible, fluide et confortable pour le lecteur.

Dès la deuxième phrase du roman, la narratrice affirme en parlant de ses voisins « Je ne m’y intéressais pas beaucoup ». Mais à quoi s’intéresse-t-elle, en fait ?
Pour moi, c’est un peu comme une enfant sauvage. Sa mère est partie alors qu’elle était tout enfant, son père a mis son frère à la porte parce qu’il avait couché avec la voisine… Elle est seule avec ce père qui est un homme à problèmes, personne ne lui explique la vie ni comment se débrouiller. Elle a son premier rapport sexuel sans comprendre, même si ça se passe bien puisque le type l’épouse et qu’elle se retrouve dans un monde confortable. J’aurais pu lui donner un destin dramatique, mais j’ai refusé tout misérabilisme, parce que ça m’intéressait davantage d’écrire sur cette forme de confort dans l’incertitude et l’inconnu, où l’on est obligé de comprendre les choses au fur et à mesure.

Elle est peut-être perdue, mais elle se débrouille très bien !
C’est vrai qu’elle a du mal, elle ne sait pas si c’est bien ou mal que son mari aime les très jeunes filles, si c’est bien ou mal d’avoir des amants, de se droguer… Elle n’a pas fait d’études de psychologie ni de psychanalyse. Elle est entourée de gens plutôt gentils, mais qui ont tous des problèmes, des failles. Donc elle pense que c’est ça l’ordre des choses, elle fait avec. Mais comme elle n’est pas bête, elle pourrait dire avec Nietzsche « tout ce qui ne tue pas rend plus fort ».

Il semble que pour elle rien n’est important, mais tout a un sens…
C’est une bonne formule. Pour juger que quelque chose est important, il faut des repères. Elle, elle n’a rien. Elle est comme une cire vierge, qui doit se débrouiller par elle-même, faire des expériences pour comprendre. Elle veut retrouver sa mère en espérant que ça va l’aider à aller mieux, mais c’est une catastrophe. Elle n’est pas amoureuse de son mari, mais elle comprend qu’elle l’aime parce qu’il a toujours été là quand il fallait, qu’il n’est jamais violent ni méchant. Elle aime son copain Greg, un acteur qui va de cure en cure de désintoxication, elle aime la sœur de son mari, malgré ses problèmes. Elle les aime tous, et tous ces gens l’aiment. En plus, elle est belle ! Je l’ai voulu ainsi pour que cette fille puisse faire ce qu’elle avait envie de faire, parce que je ne veux pas bloquer mes personnages dans des situations insolubles, maladie incurable, pauvreté… Elle n’a aucun handicap, mais c’est une enfant sauvage dans un monde moderne plutôt accueillant, et c’est un point de départ romanesque qui m’amuse et qui m’intéresse.

Entretien réalisé avec Philippe Djian à l’occasion de la parution de Dispersez-vous, ralliez-vous !.

© Gallimard