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Philippe Djian. Chéri-Chéri

«Le jour, on m’appelait Denis. J’étais un écrivain qui connaissait un certain succès et qui avait la dent dure, comme critique. Certains soirs, on m’appelait Denise. Bon, je dansais dans un cabaret. Par bien des côtés, il s’agissait d’une situation assez pénible, qui compliquait singulièrement ma vie, mais je n’aurais pas changé pour une autre. Cette existence me convenait. Cette fois, pourtant, on m’avait sérieusement tabassé.»

Qui est Chéri-Chéri ?
En fait, il s’appelle Denis, c’est sa femme, Hannah, qui l’appelle Chéri-Chéri, ce qui d’ailleurs l’énerve ! Denis mène plusieurs vies : le jour, il est écrivain et critique littéraire, la nuit, il s’habille en femme pour faire un numéro de chant et de danse dans une boîte de nuit. Il n’est pas homosexuel, mais depuis qu’il est enfant il aime la sensation très particulière de la soie sur la peau… Tout cela est un peu trouble, mais ne va pas plus loin.

Écrivain, travesti… et mari ?
Il a été obligé de se marier avec Hannah quand elle s’est trouvée enceinte de lui, mais la grossesse n’a pas abouti. Hannah est la fille d’un individu dangereux, Paul, un mafieux qui n’apprécie pas du tout d’avoir un gendre qui se travestit et dont les livres ne  rapportent pas un sou. Excédé, Paul va obliger Denis à gagner sa vie en accompagnant Robert, son homme de main, dans ses tournées pour «relever les compteurs», c’est-à-dire casser la figure à des types pour récupérer l’argent qu’ils doivent à Paul. Cette triple vie entre la littérature, le monde de la nuit et le recouvrement musclé d’impayés va durer jusqu’au jour où Paul est victime d’une agression. Il survivra, mais ce ne sera plus qu’un légume dans une chaise roulante.

Fin de l’histoire ?
Le roman pourrait s’arrêter là, mais je n’aime pas les livres qui commencent à A pour finir à Z ! La femme de Paul, Veronica, reprend les activités de son mari et aimerait que Denis, devenu entre-temps son amant, prenne plus de responsabilités dans l’affaire,  mais au même moment Hannah tombe enceinte, pour de bon cette fois. Tandis que Paul réalise qu’il ne se verrait pas vivre avec une autre femme…

Curieusement, Robert va faire le succès littéraire de Denis…
Denis est un écrivain reconnu, mais qui vend peu. En parlant avec lui, Robert, qui n’a jamais été qu’homme de main, va découvrir qu’il y a des livres, et même qu’on peut être le personnage d’un livre. Il est tellement obnubilé par cette idée qu’il va proposer à  Denis de rester discrètement chez lui pour écrire un livre dont lui, Robert, sera le héros, pendant qu’il fera seul la tournée des mauvais payeurs. Et c’est ce livre qui va apporter le succès à Denis.

Autant de vies différentes, autant de styles et de niveaux de langage différents dans le roman ?
C’est plus informel que cela. Je travaille plutôt sur la grammaire et les signes typographiques, afin que le livre ait une forme visuelle qui me plaise. Plus de chapitres, plus de guillemets, plus de tirets pour les dialogues, d’alinéas pour démarrer un paragraphe, etc.
J’ai beaucoup travaillé aussi sur le temps. En tant qu’écrivain, je dois mener cette réflexion par rapport à la langue, moins visible a priori que l’histoire elle-même, mais plus importante à mes yeux. Selon moi, le problème, ce n’est pas le roman, c’est la phrase. On a dit de Richard Brautigan qu’il parvenait à mettre le monde dans une phrase. Cela paraît très abstrait et très dingue, mais je crois que dans une phrase on doit sentir la substance et la coloration du monde dans lequel on vit aujourd’hui. Aujourd’hui, une phrase  ne peut plus avoir le même rythme qu’à l’époque des fiacres ! On doit sentir la vitesse, on doit sentir l’urgence, on doit sentir tout cela. J’ai le souvenir du cinéaste Jacques Audiard répétant «ne dis pas, montre !». Dans l’écriture aussi, il ne faut pas dire, il faut  montrer, et je pense que la grammaire est un des leviers et un des axes sur lesquels l’écrivain doit agir pour y parvenir.

Entretien réalisé avec Philippe Djian à l'occasion de la parution de Chéri-Chéri.

© Gallimard 2014