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Jean-Christophe Rufin. Check-point. Entretien

«Maud se demandait si les humanitaires, Lionel par exemple, aimaient vraiment les victimes. Ou si, à travers elles, ils n’aimaient pas simplement l’idée de pouvoir aider quelqu’un, c’est-à-dire de lui être supérieur. Mais c’était une autre question.
– En tout cas, dit Marc, c’est autrement plus difficile d’aimer des combattants, des gens debout, qui se battent et qui ne tendent pas la main pour être nourris.»

Cinq personnages aux motivations douteuses au volant de deux camions déglingués… Les héros de ce roman d’aventures sont-ils des antihéros ?
L’histoire est simple : une jeune femme et quatre hommes traversent un pays en guerre (la Bosnie) à bord de deux camions d’aide humanitaire. À mesure que le convoi s’enfonce dans la montagne, les personnages se découvrent et se transforment. Deux des jeunes conducteurs sont d’anciens casques bleus qui reviennent sur les lieux de leur engagement. Un autre protagoniste plus âgé se révèle être un indicateur de la police. Au fil des kilomètres, on comprend que le chargement des camions n’est pas celui qui était prévu au départ. La mission change de nature et devient autrement plus dangereuse.

Roman d’aventures, mais aussi roman d’amour…
L’amour est présent partout dans ce roman. C’est pour rejoindre la femme qu’il aime qu’Alex, l’un des anciens casques bleus, s’est engagé dans cette aventure. Quant à Maud, la seule fille du groupe, mal dans sa peau et idéaliste, elle va se trouver au centre de toutes les passions. C’est par amour qu’elle va suivre Marc, l’autre ancien militaire, et franchir avec lui la ligne rouge qui sépare l’action humanitaire de l’engagement armé.

Qu’est-ce précisément qu’un check-point ?
La traduction officielle française, «poste de contrôle», n’est que partielle et se limite à l’aspect militaire. Pour moi, le terme anglais «check-point» est l’emblème du chaos et du morcellement d’un pays soumis à une guerre civile, il signifie que la frontière est partout, que tout le monde devient en quelque sorte le gardien de son propre territoire. D’un point de vue plus métaphorique, c’est aussi un point de passage vers autre chose. Tout comme les héros du roman, qui se retrouvent en situation de transgression, de basculement de l’humanitaire vers un engagement plus militaire. Le franchissement de ce check-point mental va être fondamental.

Au-delà de l’anecdote, les dilemmes que vivent ces personnages ne sont-ils pas un reflet de l’évolution actuelle de nos pays ?
Pendant un demi-siècle, depuis la Seconde Guerre mondiale, nous nous sommes rêvés bienveillants, généreux, charitables. Humanitaires, en somme. Les conflits étaient ailleurs, lointains et les citoyens qui, ici, voulaient s’engager, le faisaient avec les idéaux d’Henri Dunant : humanité, impartialité, neutralité. Et l’ONU agissait selon les mêmes principes, ce qui la rendait souvent impuissante. Ces dernières années, cet humanitaire pacifique a cédé plusieurs fois la place à un engagement militaire. Pour secourir les populations libyennes, syriennes, ukrainiennes, la communauté internationale s’est finalement résolue à les armer. On a commencé à parachuter des vivres puis, bientôt, ce sont des armes que l’on a larguées.
 
Vous avez situé ce livre pendant la guerre en ex-Yougoslavie mais on a l’impression que c’est plutôt un décor intemporel qui vous sert à mettre en scène des enjeux très actuels ?
Cette évolution vers un humanitaire «offensif», cette volonté de se battre et non plus seulement de secourir pacifiquement sont en effet au cœur des débats actuels, notamment depuis les attentats qui ont ensanglanté la France en janvier. Les héros de ce livre vivent en quelque sorte une répétition générale des dilemmes actuels. De quoi les victimes ont-elles besoin ? De nourriture ou d’armes ? De survivre ou de vaincre ? La guerre en Bosnie est un décor propice pour mettre en scène ces débats. Elle est suffisamment oubliée, pour ne pas être parasitée par l’aspect éphémère de l’actualité.

Peut-on dire que Check-point est un «road-movie» ?
Il y a un côté road-movie, en effet, et même thriller car le roman est construit autour d’une référence constante au film Le Salaire de la peur  avec Yves Montand. Mais le fait que les héros soient enfermés dans ces cabines de camion ajoute une dimension plus intimiste, et même  philosophique. Plus qu’un  road-movie, ce livre est en fait un huis clos en mouvement…

Entretien réalisé avec Jean-Christophe Rufin à l’occasion de la parution de Check-point.

© Gallimard