Page précédente
  • Imprimer

Alma de J.M.G. Le Clézio. Entretien

Jérémie Felsen, le narrateur, part à Maurice sur les traces du dodo, cet oiseau exterminé par les premiers colons. Peut-on lire cette violence initiale envers la nature comme la matrice de toutes les violences qui se succèdent dans l’histoire de l’île ?
Il y a, dans la Maurice actuelle, deux visages, l’un est souriant, charmant, un peu naïf, l’héritage de Paul et Virginie ou des chansons madécasses d’Évariste Parny — c’est le mythe de l’île créole, indolente et voluptueuse, où l’on parle un babil enfantin et où l’on n’a qu’à lever le bras pour cueillir un fruit mûr et capiteux qui nourrira, et où rien n’est jamais vraiment sérieux. L’autre visage, que l’on ne montre pas aux touristes, c’est un visage grimaçant, masque de violence, façonné par les générations d’injustice, par l’histoire de l’esclavage et la colonisation, par l’histoire secrète des familles, la ruine des uns et la prospérité des autres, et surtout cette nouvelle ère du profit à outrance, qui est passée sur l’île comme un cyclone d’argent et de pouvoir, jetant à bas les traditions, les valeurs morales, et creusant encore davantage les ruisseaux profonds de l’iniquité. Quant au dodo, qui fut longtemps le monarque incontesté et pour ainsi dire le dieu tutélaire de ce royaume, son image hésite entre celle de la victime expiatoire de la cupidité des hommes, et celle d’une erreur de la nature, de toute façon condamnée à disparaître (son premier nom scientifique ne fut il pas Didus ineptus ?).

Jérémie Felsen se retrouve confronté à des archives à peu près vides… L’île perdrait-elle sa mémoire dans l’indifférence ?
La disparition des archives est en effet un drame qui touche particulièrement les anciennes îles « à sucre ». Est-elle programmée sciemment ? On aurait du mal à le croire, mais le fait est que les régimes qui se sont succédé dans ces îles ont cherché à abolir la mémoire, sans doute parce qu’elle était dérangeante dans le discours de l’histoire. La colonie a éradiqué systématiquement la mémoire de l’esclavage — effaçant les noms et les origines des populations transplantées de force, disséminant les actes de baptême, détruisant au gré des transactions les titres de propriété. L’ère industrielle a tenté la même censure en brisant les filiations des travailleurs, en ignorant les différences de religion ou de culture. Quant à la société contemporaine, elle a créé des identités et des appartenances de seconde classe, qui sont exclues de fait de la marche générale du monde — le tourisme a accrédité cette disparité sociale, en inventant les paradis bleus et les jardins merveilleux, dont les habitants sont plutôt les serviteurs que les bénéficiaires. Cet effacement de la mémoire, contrairement à ce qui se passe dans le monde du dessus, n’est pas une conséquence de la modernité, mais plutôt une destruction programmée, pour réserver l’image du bonheur à un petit nombre de privilégiés.

Plus on découvre la réalité de la vie à Maurice, plus on a le sentiment que la plupart des Mauriciens sont pris au piège de l’insularité…
Je n’ai pas cherché à justifier mon sentiment, j’ai seulement rapporté et juxtaposé des choses vues, entendues — la petite Krystal, dont le corps est la proie rêvée des touristes pédophiles, mais aussi la vieille Artémisia, la conteuse, dont la cabane est broyée sans pitié par les bulldozers qui arasent le domaine Alma. Ou les dernières descendantes d’une tribu en voie d’extinction, avec leurs défauts mais aussi leur vertu sans failles, comme Tobie la « Surcouve » ou Emmeline, et qui ne possèdent plus rien que leurs souvenirs… Je ne puis oublier que j’ai une part mauricienne aussi vivante, malgré l’éloignement, que ma part continentale. Cette « insularité » est-elle un handicap ? Je veux rappeler aussi ce qu’écrit Édouard Glissant dans Poétique de la Relation, que les sociétés insulaires (des Antilles) ont cent ans d’avance sur les métropoles, parce qu’elles ont tout connu et tout expérimenté en injustice et en métissage. Être issu d’une famille insulaire (ce qui est mon cas, toute ma famille étant de Maurice), cela me permet aussi une certaine distance, une ironie, un sentiment salutaire d’incertitude, « Je suis ici, disait le grand poète mauricien Jean Fanchette (L’île
équinoxe), mais je ne suis pas d’ici. »

Un même désir de découvrir leurs racines entraîne le Français Felsen vers Maurice et pousse le Mauricien Dodo à rejoindre la France. Serait-il nécessaire de comprendre d’où l’on vient pour parvenir à tourner la page ?
Oui, mais tourne-t-on jamais vraiment la page ?

Entretien réalisé avec J.M.G. Le Clézio à l'occasion de la parution de Alma.

© Gallimard