Page précédente
  • Imprimer

Le prophète et la pandémie de Gilles Kepel. Entretien

« La combinaison de la pandémie et du crash des hydrocarbures affecte spécifiquement la région à la manière d’un cataclysme, la déstabilisant en profondeur et en obérant l’avenir. Elle menace des sociétés civiles que la dégringolade des bénéfices de la rente pétrolière et gazière fragilise d’autant plus que celle-ci avait retardé le développement d’un entreprenariat productif, elle affaiblit davantage certains États fragiles et crée des créneaux d’opportunités pour d’autres qui recourent à la provocation militaire et à la surenchère idéologique, et en s’efforçant de rafler la mise en profitant du désarroi, chambardent la zone méditerranéenne tout entière, par-delà le seul Moyen-Orient. »

Pandémie, pétrole, Prophète, trois mots-clés pour comprendre l’année 2020 ?

Effectivement, 2020 est l’année charnière absolue. Elle concentre tous les drames, toutes les incompréhensions, tous les dangers, et aussi les quelques espoirs, qui caractérisent le Moyen-Orient dans sa relation avec l’Europe. La pandémie et l’effondrement des prix du pétrole ont provoqué des situations absolument catastrophiques, propices à l’aggravation des ruptures et à la création de nouvelles alliances. Parmi ces ruptures aggravées, on a assisté à l’exacerbation des affaires de blasphème envers le Prophète.

Qu’appelez-vous « jihadisme d’atmosphère » ?

Jusqu’à présent, on pouvait considérer trois phases du jihad : dans les années 80-90, le jihad en Afghanistan, en Algérie et ailleurs ; au tournant du siècle, Al-Qaïda ; dans les années 2010, Daesh. Nous assistons à l’émergence d’une quatrième phase : le jihadisme d’atmosphère, où des individus isolés, psychologiquement faibles, passent à l’acte parce que nourris de la propagande diffusée sur Internet par des entrepreneurs de colère qui désignent des cibles. C’est ainsi qu’un père de famille pro-islamiste, assisté d’un agitateur professionnel, ont envahi le web au point de convaincre à distance un migrant tchétchène qu’il fallait décapiter le malheureux Samuel Paty. Ce jihadisme d’atmosphère échappe aux services de renseignement, car il n’existe aucun lien matériel entre ceux qui poussent à l’action et ceux qui agissent. Il devient urgent d’analyser cette nouvelle menace pour mieux la comprendre et la combattre.

Au-delà du jihad, le Moyen-Orient est bouleversé par les nouvelles alliances…

La désorganisation du monde voulue par l’administration Trump a eu pour conséquence l’émergence d’acteurs nouveaux, qui sont autant d’entrepreneurs de colère à l’échelle internationale. Le plus important n’est autre qu’Erdogan. Celui que les naïfs prenaient pour un démocrate a mis en place un système de contrôle totalitaire par l’islam politique. Il multiplie les menaces, envoie ses mercenaires en Libye, en Azerbaïdjan… Résultat, l’affrontement ne se situe plus entre sunnites et chiites, mais entre soutiens et adversaires de l’islam politique. D’un côté, l’Iran, la Turquie et le Qatar, de l’autre l’Arabie saoudite, Israël, l’Égypte, les Émirats.

Peut-on d’ores et déjà dégager des grandes tendances pour 2021 ?

Il va falloir gérer toutes les crises de 2020 avec une Maison Blanche qui n’est plus du tout la même. Joe Biden possède une immense expérience de politique étrangère. Je pense qu’on va vers une reconstruction du multilatéralisme. Il est vital, pour les démocraties libérales européennes et américaines, de limiter leurs divergences face à l’immense péril d’une Chine qui allie le totalitarisme confuciano-communiste au capitalisme le plus sauvage de la planète.

Il faut aussi évoquer une cartographie exceptionnelle…

J’ai travaillé en grande communion avec Fabrice Balanche, remarquable géographe de terrain et arabisant hors pair. D’une certaine manière, il cartographie en temps réel les bouleversements que je décris. Entre ces dix-huit cartes en couleurs conçues pour saisir immédiatement les enjeux et une solide iconographie complémentaire, ce livre multidimensionnel ne se limite pas à un texte et s’adresse autant à l’oeil qu’à l’esprit.

Gilles Kepel, professeur à l’université Paris Sciences et Lettres, dirige la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l’École normale supérieure.