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La Fracture de Gilles Kepel. Entretien

« Entre janvier 2015 et juillet 2016, le terrorisme djihadiste a tué près de deux cent quarante personnes en France.
Il a pour objectif de fracturer la société française en déclenchant une guerre de religions du XXIe siècle, portée par le clivage social entre le nouveau prolétariat constitué par les enfants des immigrés et les classes moyennes – en suscitant “ l’islamophobie ”.
Construit autour des chroniques radiophoniques tenues sur France Culture entre les étés 2015 et 2016, La Fracture restitue le contexte de cette année terrible et plaide pour un engagement lucide des Français devant des défis sans précédent, exacerbés par les échéances électorales de 2017. »

Quelle est cette fracture qui donne son titre à l’ouvrage ?
L’objectif primordial du terrorisme djihadiste est de fracturer la société française par la multiplication des attentats, de manière à ce que la population se retourne contre les musulmans. Les djihadistes enfoncent systématiquement ce coin, et, malheureusement, un certain nombre de politiciens, dans la perspective à courte vue de 2017, jouent avec cette fracture. Les uns tentent d’attirer le vote communautaire pour être élus et favorisent le clientélisme par rapport à l’intérêt national ; d’autres, au contraire, stigmatisent pour faire le plein de voix identitaires et construire une France d’exclusion, et non d’inclusion.

Au cours de la période 2015-2016, on a le sentiment d’assister à un éparpillement des forces en présence…
C’est une conséquence de l’épuisement du système politique français. L’opposition droite-gauche a perdu de sa pertinence, les deux anciens présidents de la République, qui disposent d’un très faible crédit, se retrouvent derrière Marine Le Pen. Devant pareil effondrement moral, tous les appétits s’aiguisent. D’un côté, au nom de la lutte contre l’« islamophobie », on fabrique une victimisation communautaire, destinée à faire émerger et contrôler un vote musulman, d’un autre côté, la surenchère à la menace islamique devient le fonds de commerce de politiciens identitaires … et largement ignorants des situations réelles.

Comment interpréter l’émergence d’un terrorisme féminin ?
Les femmes jouent un rôle non négligeable : certaines d’entre elles, fanatisées, servent d’appâts, puisqu’elles sont promises aux combattants et aux martyrs selon des mariages salafistes virtuels sur Internet. Mais cette question provoque des débats très violents entre djihadistes : certains estiment, en se fondant sur les Écritures saintes, qu’il est interdit (haram) d’envoyer les femmes sur le champ de bataille ; d’autres, au contraire, que cela stimulera les hommes en leur « mettant la honte »…

Les mêmes noms reviennent d’un attentat à l’autre… 
Tous les attentats de 2016 sont l’œuvre d’un même réseau, piloté par un Oranais-Roannais installé dans le « califat », qui s’illustre par des vidéos monstrueuses où cet ancien rappeur slame ses revendications tout en décapitant ses victimes. Il met en contact et inspire, en diffusant des listes de cibles, ceux qu’il appelle des « lions solitaires ». Parfois, cela aboutit, comme à Magnanville, Nice, Saint-Étienne-du-Rouvray ; parfois non, parce que c’est trop rudimentaire, comme à Notre-Dame.
Mais le terroriste est surtout dangereux quand il est opaque : en analysant ses ressorts et ses mécanismes, on peut le vaincre, comme cela s’est déjà produit dans le passé.

De quelle manière ?
D’un côté, par la mobilisation de la société tout entière, dans l’ensemble de ces composantes, face à ce fléau, car la menace est universelle, et l’État ne peut pas tout, surtout depuis le discrédit que connaît la classe politique ; d’un autre côté, par l’émergence tant attendue d’élites issues des populations françaises de culture musulmane, qui contribuent avec force à une société plus inclusive et montrent la voie hors du piège djihadiste de la fracture entre communautés et identités qui menace de mort notre nation.

Entretien réalisé avec Gilles Kepel à l’occasion de la parution de La Fracture.

Coédition Gallimard/France Culture

© Gallimard 2016