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Un an après d'Anne Wiazemsky. Entretien

«À la hauteur du square Paul-Painlevé, la vision de la Sorbonne encerclée par des cordons de policiers nous stupéfia. Pendant quelques minutes nous avions complétement oublié ce qui se passait à Paris, ce 4 mai 1968, et cette vision était horrible. Casqués, armés de boucliers et de matraques, ces policiers faisaient peur.
Jean-Luc, fasciné, s’avança alors vers les policiers, seul, les poings refermés à la hauteur de la poitrine comme pour se protéger des coups qu’il allait provoquer en réponse aux siens. Il ressemblait à un boxeur dans un film noir américain, à un samouraï dans un film japonais.»

Un an après forme, avec Jeune fille et Une année studieuse, une sorte de trilogie…
Je ne l’avais pas pensée comme telle, ce n’est qu’après coup, une fois le roman terminé, que cette idée m’est apparue. Et, de fait, il s’agit bien d’une trilogie – ou d’un triptyque, comme on voudra, car c’est aussi la peinture en trois volets d’une époque de la vie de l’héroïne, d’une époque tout court, même.

Vous semblez avoir pressenti assez vite les limites de cette «grande récré» que fut Mai 68… 
Disons plutôt que je n’ai rien vu venir, pas plus que l’année d’avant où j’étudiais à Nanterre avec Daniel Cohn-Bendit… Et j’ai adoré Mai 68, je ne fais pas du tout partie des gens qui crachent dessus, bien au contraire ! Mais j’ai éprouvé un sentiment de répulsion devant l’état de dégradation de l’Odéon occupé. Pour moi, les théâtres, le festival d’Avignon, c’était sacré, j’étais outrée par le slogan « Vilar, Béjart, Salazar ! ». Par ailleurs, moi qui préférais la compagnie de mes aînés, de ceux qui avaient des choses à m’apprendre, à celle de mes camarades verbeux, je ne comprenais pas pourquoi de prestigieux quadragénaires se prosternaient devant la jeunesse simplement parce qu’elle était jeune. Cela dit, chaque journée était tellement copieuse qu’il était impossible d’anticiper la suite ! J’ai dû, pour écrire ces pages, reconstituer la chronologie précise des événements et faire appel aux souvenirs de mon frère Pierre, qui se trouvait sur des lieux où je n’étais pas.

À la même période, vous accompagnez Jean-Luc Godard à Londres, et l’Angleterre semble être une autre planète…
En effet, même si nos passages à Londres ont été rapides, et je ne sais pas si cela tient aux différences entre les deux pays ou à nos interlocuteurs, les Beatles puis les Rolling Stones. Ce que je raconte sur les Beatles est exact, et c’est dommage que Jean-Luc Godard et John Lennon n’aient pas réussi à s’entendre. Je crois que John Lennon commençait déjà, à ce moment-là, à s’enfermer avec Yoko Ono, tandis que Jean-Luc sombrait de plus en plus dans l’incommunicabilité, comme ce sera le cas avec les Rolling Stones, puis avec ses amis Michel Cournot, François Truffaut… Mais Paul McCartney était vraiment ce garçon très gentil, très poli, qui m’a effectivement invité une fois à prendre le thé sous la table !

Une fois l’effervescence retombée, on a le sentiment que la fête est finie, que la vie ne sera plus jamais aussi savoureuse ?
Il y a eu d’autres moments importants dans ma vie, j’espère qu’il y en aura encore, mais plus jamais de l’ordre d’une rencontre avec l’histoire. Je suis un témoin privilégié d’une époque, d’un moment politique – Paris en feu, ce n’est pas si fréquent ! – et de la vie de certaines personnalités. Lorsque le mal-être de Jean-Luc Godard, qui rêvait de faire des films autrement sans trouver la solution, est devenu tangible, il se trouve que j’étais là. Mais c’est sûr que je peux mieux expliquer la montée de ce mal-être, et me l’expliquer, tant d’années après, qu’en le découvrant au jour le jour.

Le roman apparaît plus tendu, plus «à fleur de peau» que les deux précédents…
C’est vrai, parce que c’est plus dramatique. Les deux autres sont en quelque sorte des contes de fées pour jeune personne. Mais là, même si ce n’est pas compréhensible tout de suite pour l’héroïne, le conte de fées se fissure. C’est à la toute fin de l’écriture que j’ai décidé de mettre les choses au point. Si l’histoire ne s’arrête pas là dans les faits, elle s’arrête quand je cesse d’être ce témoin privilégié. En dire plus, c’était m’éloigner du noyau du livre, qui est l’histoire de «ces deux-là», d’Anne et Jean-Luc, qu’il fallait terminer. Pour reprendre une phrase de Truffaut1, je n’ai pas dit toute la vérité, mais je n’ai dit que des choses vraies – et c’est aussi valable pour les sentiments que pour la révolution !

1 «Je ne dirais pas toute la vérité sur les tournages mais je ne dirais que des choses vraies», François Truffaut, Avant-propos du scénario de La Nuit américaine, Seghers, Paris, 1974.

Entretien réalisé avec Anne Wiazemsky à l’occasion de la parution de Un an après (2015).

© Gallimard