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Daniel Pennac. La loi du rêveur

« L’ampoule du projecteur a explosé en plein Fellini. Minne et moi regardions Amarcord du fond de notre lit.
– Ah ! Non ! Merde !
J’ai flanqué une chaise sur une table et je suis monté à l’assaut pour changer l’ampoule carbonisée. Explosion sourde, la maison s’est éteinte, je me suis cassé la figure avec mon échafaudage et ne me suis pas relevé.
Ma femme m’a vu mort au pied du lit conjugal.
De mon côté je revivais ma vie. Il paraît que c’est fréquent. Mais elle ne se déroulait pas exactement comme je l’avais vécue. »

La loi et le rêve peuvent-ils faire bon ménage ?
C’est un oxymore volontaire ! Mais attention, il s’agit ici du rêveur plus que du rêve, ce rêveur étant tantôt le narrateur, tantôt Fellini, dont le souvenir est au cœur de ce roman. Fellini fut un grand rêveur, qui notait ses rêves et les dessinait, car il était dessinateur avant d’être cinéaste. Le Livre de mes rêves, Il libro dei sogni, publié bien après la mort du réalisateur — et que Flammarion est sur le point de rééditer — fut une des sources d’inspiration majeure de ses films.

Quel est le lien entre le narrateur et Fellini ?
Le rêve, évidemment ! Le narrateur, c’est-à-dire moi, tient lui aussi le journal de ses rêves. Pour vous faire une confidence, j’ai fait non seulement les rêves que l’on croise dans ces pages, mais quantité d’autres qui se cachent dans mes livres, y compris les « Malaussène ». Le rêve est pour moi le ferment de l’imagination. Il se déclenche sans nous demander notre avis, nous plonge dans les situations les plus échevelées… Une fois la lucidité revenue, je me sens autorisé à les transformer à mon gré, à nourrir mes romans de ces fragments d’inconscient. Chez moi l’expression « réaliser ses rêves » est à prendre au pied de la lettre. Durant toute ma vie, mes romans l’ont fait.
L’autre lien avec Fellini, c’est que 2020 marque le centième anniversaire de sa naissance et qu’à cette occasion j’avais envie créer un spectacle sur lui, dont on trouvera la trame dans ce roman et que je présenterai en janvier au Piccolo Teatro Strehler de Milan. Ici, le rêve rejoint la réalité, et réciproquement.

Justement, tout au long du roman, on a la sensation d’évoluer sur des sables mouvants…
Oui, mais c’est la réalité qui est mouvante, bien plus que le rêve. Je citerai l’incroyable concentré de pertinence que représente la définition du réel par Lacan : « Le réel, c’est ce qui cloche ! » Ce qui implique que toutes les créations, aussi folles soient-elles, sont autant de tentatives pour rétablir l’ordre du monde — même le surréalisme n’y échappe pas. Tout acte de création, même né de la cervelle particulièrement désordonnée d’un Antonin Artaud, vise à remettre de l’ordre dans le « réel ».

Peut-on dire que La loi du rêveur s’intéresse à la notion même de fiction ?
Absolument. Et de suspens ! La fiction procède ici de cette conviction que l’imagination ne doit aucune fidélité au rêve. Tout rêve peut servir de matrice à n’importe quel mode d’expression, parce que le rêve est intense par définition. Il n’y a pas de temps mort, dans un rêve, tout y est image et sensation. C’est le suspens à l’état pur. Le rêve nous fait, en quelque sorte, une avalanche de propositions. De là un matériau exceptionnel dont on peut tout faire, y compris réconcilier des enfants avec l’écriture — cet épisode-là est vrai.

La construction du roman repose précisément sur cette frontière mouvante…
D’un point de vue strictement romanesque, je voulais écrire un livre qui soit le comble du suspens. Un roman où les péripéties ne procèderaient pas de l’action, mais de la sensation. Un roman dont on tourne les pages en attendant une révélation, dont on ignore sous quelle forme elle viendra. Qu’est-ce que la vie nous réserve ? Là est tout le suspens. J’ajoute que certaines scènes qui semblent indiscutablement oniriques sont en fait bien réelles, mais ne comptez pas sur moi pour vous dire lesquelles…

Entretien réalisé avec Daniel Pennac à l’occasion de la parution de La loi du rêveur.

© Gallimard