Page précédente
  • Imprimer

Le Docteur Jivago de Boris Pasternak 

« L’histoire de la publication du Docteur Jivago est probablement encore plus compliquée que nous ne l’imaginions jusqu’à présent ». C’est en ces termes que Claude Gallimard entame un courrier adressé en avril 1958 à son confrère Kurt Wolf, directeur des Éditions Pantheon Books. Et pourtant l’éditeur parisien ne dispose que de peu d’éléments pour étayer son assertion, car dans ce qui allait devenir « l’affaire Pasternak », à maints égards la réalité égale la fiction. Les intrigues autour de la publication de l’ouvrage en Occident relèvent toutefois d’une saine concurrence entre éditeurs, bien loin de la tragédie qui se joue de l’autre côté du rideau de fer.

Boris Pasternak. Le Docteur Jivago, Gallimard, 1978 (« Folio »).

Le Docteur Jivago en Folio.

C’est la guerre froide. Après la disparition de Staline, la radicalité de l’appareil répressif soviétique semble marquer le pas, même si ce relâchement demeure très relatif. En ce début d’année 1956, le poète russe Boris Pasternak soumet son manuscrit à la revue Novy Mir (Monde Nouveau) pour se voir finalement objecter une fin de non-recevoir par le comité de rédaction. Ce n’est pas tant la qualité intrinsèque de l’œuvre qui est mise en cause : la publication de l’ouvrage achoppe sur des considérations d’ordre idéologique. Une lettre rédigée collégialement par les membres du comité est remise à l’auteur, qui n’est pas invité à revoir sa copie ; d’évidence, coupures ou remaniements ne sauraient aboutir à rien de viable. C’est l’esprit même du livre qui est condamnable, découlant de la vision du monde de Pasternak, incompatible avec le réalisme socialiste. C’est l’écrivain et l’homme qui doivent s’amender.

La cheville ouvrière de l’entreprise chargée de réduire au silence Boris Pasternak n’est autre que le responsable administratif du Département de la Culture, Dimitri Polikarpov, ancien tchékiste au service de la redoutable police politique en charge de la sécurité d’État. Aussi puissant et nuisible qu’il soit, Polikarpov prend directement ses ordres auprès du comité central du PCUS, la moindre de ses actions devant impérativement recevoir l’aval des dirigeants de l’Union Soviétique.
Durant deux années, jusqu’à ce qu’éclate l’affaire du Prix Nobel attribué à Pasternak, la fameuse lettre collective l’informant du refus de son manuscrit demeura secrète. Sa publication sera successivement refusée aux militants soviétiques, puis italiens, et enfin à Aragon lui-même qui souhaitait reproduire le brûlot dans Les Lettres françaises. Cette lettre rédigée par la fine fleur de l’intelligentsia soviétique avait vocation à légitimer de façon circonstanciée le refus signifié à Pasternak. Le texte relève les manquements au dogme, pointe du doigt la dérive réactionnaire de l'auteur et constitue un élément à charge de tout premier ordre.
Et pourtant, Pasternak n’entend pas renoncer. Prenant un risque considérable, il passe outre le refus de la toute puissante Union des écrivains soviétiques. Il communique clandestinement son manuscrit à l’étranger, faisant fi du monopole de l’État sur l’édition. Un acte de défi lourd de conséquences, mais pris en conscience et pleinement assumé. Pasternak garde en mémoire le funeste destin réservé trente ans auparavant à Eugène Zamiatine et Boris Pilniak. Eux aussi avaient emprunté cette voie, payant au prix fort cet acte séditieux…par l’exil et la mort.

L’homme auquel Pasternak accorde sa confiance est l’éditeur italien Giangiacomo Feltrinelli. Sympathisant communiste, il met sa fortune familiale au service de la cause du prolétariat. Ce militant fervent aura l’audace de s’opposer frontalement aux directives émanant de Moscou ; la fascination qu’exerce le texte prend le pas sur les convictions politiques, d’autant que Feltrinelli n’y perçoit pas l’ombre d’un réquisitoire contre le régime socialiste. Il estime que la confrontation des idées est le socle d’une pratique saine établissant le rapport de la littérature au monde.
Malmené, en proie à des persécutions multiples, Pasternak se voit contraint d’intervenir directement auprès de son éditeur afin de sommer celui-ci de faire machine arrière. Il demande la restitution de son manuscrit. L’Italien n’ignore rien des pressions auxquelles l’écrivain est soumis, mais refuse obstinément de se soumettre au diktat imposé par la direction du PC soviétique. Le 22 novembre 1957, Le Docteur Jivago paraît dans sa traduction italienne à Milan, aux Éditions Feltrinelli.
Tandis qu’il confiait au Milanais le soin de publier son roman, Pasternak avait repris contact avec Brice Parain, le russophile conseiller éditorial de Gaston Gallimard. Les deux hommes se connaissent depuis les années 1920, l’épouse du Français, d’origine russe, étant une intime de la première femme de Pasternak. Dans une lettre datée du 30 décembre 1956 ce dernier confie à Parain son désir de voir Le Docteur Jivago traduit en français et publié aux Éditions Gallimard. Par ce même courrier, Brice Parain apprend que « l’initiative de la première édition étrangère » appartenait à Feltrinelli avec qui il conviendrait de traiter.

Avant d’entreprendre cette démarche, Pasternak avait sollicité une universitaire de ses connaissances, Mme Hélène Peltier-Zamoyska, à qui il avait remis un tapuscrit destiné à l’éditeur parisien. En vain : Hélène Peltier-Zamoyska ne connaît personne chez Gallimard et préfère tenter sa chance auprès d’un éditeur anglais. C’est ainsi que le tapuscrit sorti clandestinement d’URSS ne parvient pas auprès de son destinataire initial. On aimerait connaître le détail de cette aventure rocambolesque : par quel biais le roman interdit a-t-il franchi les frontières ? Comment le dépositaire du recueil a-t-il déjoué la vigilance des gardes-frontières soviétiques ? Tout cela, l’histoire ne le dit pas.

Pasternak, qui s’inscrit dans cette lignée d’intellectuels russes traditionnellement francophiles, attache une importance toute particulière à la publication française de Jivago. C’est une langue qu’il maîtrise remarquablement, à tel point que les échanges épistolaires avec Feltrinelli s’effectuent en français. Il était entendu que toute lettre rédigée en russe serait potentiellement dictée sous la contrainte des autorités, cette convention ayant force de code.
Dans le même temps Boris Pasternak se lie d’amitié avec Jacqueline de Proyart. Cette jeune femme, qui gravite dans le cercle d’intimes de Peltier-Zamoyska, se voit remettre une copie du manuscrit à l’attention des Éditions Gallimard. Il lui incombe désormais de veiller sur les intérêts de Pasternak. Elle le représente pour toutes les questions littéraires, juridiques et pécuniaires. C’est en qualité d’intermédiaire dûment mandatée qu’elle rencontre Brice Parain le 20 février 1957, afin de lui transmettre le manuscrit en sa possession (voir Brice Parain, un homme de parole, « Les Cahiers de la NRF », 2005). Un accord est trouvé entre Gallimard et Feltrinelli ; reste à mettre en œuvre la traduction du roman à partir de la version russe. Cette tâche est confiée à un pool de quatre traducteurs (Michel Aucouturier, Louis Martinez, Jacqueline de Proyart et Hélène Peltier- Zamoyska) dont l’anonymat sera préservé afin de ne pas compromettre leurs relations avec l’URSS.

Boris Pasternak. Le Docteur Jivago, Gallimard, 1958 (« Du Monde entier »). Édition originale. Archives Éditions Gallimard

Édition originale du Docteur Jivago 
dans « Du Monde entier », 1958.

Au terme d’un travail mené tambour battant, Le Docteur Jivago est publié aux Éditions Gallimard le 26 juin 1958. Dans un courrier rédigé en français, à l’attention de Brice Parain, daté du 8 août 1958, Boris Pasternak s’émeut de pouvoir contempler l’édition française de son roman, il dit tout le bonheur éprouvé à cette vision : « La chambre semble être éclairée par ces deux livres blancs, une lueur inexprimable en émane. »
Les multiples tractations entourant la parution du Docteur Jivago sont devenues « un roman autour du roman » (ce sont les mots mêmes de Pasternak dans une lettre écrite en allemand, « der Roman in den Roman »), au point que dès février 1959, Kurt Wolf propose à Claude Gallimard de publier le récit de cette publication, en collaboration avec les principaux éditeurs européens et américains. Au passage, il envisage, en guise d’introduction à l’ouvrage, d’évoquer « l’abracadabrante affaire de l’édition russe imprimée par Mouton pour un client mystérieux et distribué dans le pavillon du Vatican à Bruxelles » (les Éditions Mouton, basées en Hollande, étaient réputées auprès des spécialistes pour leurs reproductions photomécaniques d’ouvrages visés par la censure en URSS, ou parfois simplement indisponibles).

Ce projet éditorial, aux perspectives par trop incertaines, tourne court. Mais, bien des années plus tard, à la faveur de la chute du mur de Berlin, l’ouverture des archives du Comité central du parti communiste soviétique permettra d’exhumer les documents reproduits dans Le Dossier de l'affaire Pasternak, paru dans la collection « Témoins » en 1994. C’est à cette occasion historique que le grand public se verra révéler les arcanes de cette histoire alambiquée. Quelques années plus tôt, en novembre 1985, la publication du Docteur Jivago en URSS était considérée comme l’un des premiers signes d’ouverture de Mikhaïl Gorbatchev.

 

Boris Pasternak. Écrits autobiographiques – Le Docteur Jivago, Gallimard, 2005 (« Quarto »). Archives Éditions Gallimard

Le Dossier de l'affaire Pasternak, dans Écrits autobiographiques - 
Le Docteur Jivago en « Quarto ».

Le 23 octobre 1958, le prix Nobel de littérature est décerné par l’académie suédoise à Boris Pasternak. Les autorités soviétiques dénoncent une nouvelle provocation de l’Occident ; la réaction, brutale, ne se fait pas attendre. Radio Moscou qualifie l’attribution de la prestigieuse récompense d’acte politique dirigé contre l’État soviétique. La Russie krouchtchévienne n’a pas rompu avec les pratiques de l’ère stalinienne. Pasternak en fait l’amère expérience. Il se voit exclu de l’Union des écrivains ; une campagne de presse d’une rare violence le conduit à refuser le prix. Seule sa notoriété lui permet d’échapper à l’exil. Spolié de ses droits d’auteur et privé de toutes ressources matérielles, ses conditions de vie se détériorent sensiblement. L’arbitraire des mesures répressives s’étend à ses proches qui endureront la vindicte du Parti bien après son décès.
C’est un homme fatigué, littéralement usé par les épreuves, qui s’éteint en 1960 des suites d’un cancer. Boris Pasternak meurt en disgrâce. Pourtant la foule se presse à ses obsèques. Ils seront nombreux pour reprendre le flambeau de la résistance face à l’oppression, rendant ainsi hommage à l’exigence morale et au courage de l’écrivain. La figure du dissident était née.

Bibliographie indicative
 

© Éditions Gallimard