Gallimard
Parution
La femme procrée et l'homme crée, voilà ce que nous raconte toute notre littérature, de façon bien entendu allégorique et voilée. C'est dire évidemment l'impuissance créatrice de la femme, son infériorité littéraire : «Shakespeare est un homme, Beethoven..., etc.» Mais dire ne suffirait pas. Il faut prouver, ou du moins avoir l'air de prouver. Sans cet exercice intérieur et périlleux de la logique, il ne pourrait y avoir chez les femmes d'acceptation possible – d'intériorisation – d'un tel postulat, parce que ce postulat de l'impuissance créatrice féminine et un défi au bon sens. La littérature est le lieu où se joue la machination destinée à priver la femme de son inspiration créatrice aussi bien que de son désir de créer et des moyens originaux de le faire. Voilà pourquoi la littérature, toute la littérature, est truquée. Elle est truquée, mais avec quelle intelligence, quelle subtilité, une subtilité d'autant plus pernicieuse que l'œuvre est plus belle et qu'elle montre des personnages féminins plus admirables les uns que les autres. Mme de Clèves, Mme de Mortsauf, Marceline de L'Immoraliste, Mme de Rênal et la Sanseverina : des personnages qui ont fait dire aux hommes que les romanciers connaissaient si bien les femmes et les portaient si haut... Des personnages qui, en fait, signent tous, par le truchement du schéma créatif, l'impuissance des femmes à créer. Impuissance à se diviniser en créant des situations neuves, impotence de l'imagination, inaptitude à la dualité hermaphrodite, incapacité à jouir et bien d'autres manques encore, qui découlent logiquement des postulats de la création, des deux grands schémas qui constituent, comme un accomplissement non explicité de l'œuvre, la poétique du mâle.