La Peau de l'ours

«Le conflit italo-abyssin divise le monde, l'Europe, les nations, les familles. Il divise les amis. Les discussions sont d'autant plus âpres, d'autant moins courtoises qu'elles sont placées presque uniquement sur le plan politique. On ne peut prendre parti pour l'Éthiopie sans être catalogué parmi les gens de gauche et inversement. Pourtant, tout le monde s'entend sur un point, à savoir que l'adversaire est à la solde de quelqu'un. Par ailleurs, on parle peu, ou pas, de l'Éthiopie qui est une réalité vivante et qui se moque de nos histoires. Simple prétexte pour les uns à défendre un idéal qui n'est pas sans grandeur, elle est, pour d'autres, un objet de mépris, un bas morceau de l'humanité.
On aurait tort de s'étonner d'un tel état d'esprit ; il est dans l'ordre des choses, dans l'ordre de la magnifique décadence de vingt siècles de progrès.
Mais cette absence d'étonnement ne doit pas être synonyme d'acquiescement. Il est tout de même bon de protester, fut-ce avec bonhomie, devant le spectacle offert par nos contemporains. Au moins le protestant se soulage-t-il et fait-il éprouver à ses coreligionnaires la joie morose, mais appréciable, de lire des pages qui leur paraissent sensées sous le prétexte qu'ils en partagent les idées.
Or si les tenants de la thèse italienne ont été particulièrement gâtés par certaines resse et littérature françaises, on ne saurait en dire autant des partisans de l'autre thèse. Il convient, de ce fait, d'apporter une modeste contribution au rétablissement de l'équilibre.
Ce livre ne sera donc pas du goût de tout le monde. Peut-être même pas de celui de l'Angleterre, de la Société des Nations ni de l'Éthiopie, et en tout cas pas de celui de l'Italie ni de certains Français.»
Marcel Griaule.