Carlyle

. L'homme et l'œuvre
Collection Leurs Figures
Gallimard
Parution
«Si oublié aujourd'hui! Plus oublié que ses antagonistes "radicaux"! Si mouillés ses tonnerres, si dénués de résonances ses anathèmes, si usées ses défroques bibliques, si vaines ses attitudes prophétiques, ses pathétiques adjurations, ses visions apocalyptiques, ses hystériques invectives. "John Bull à Pathmos", diraient nos esthètes ironiques, ceux de France et, plus encore ceux d'Angleterre. Imaginez un lecteur de Bernard Shaw, de Joyce, de Lawrence ou d'Aldous Huxley aux prises avec l'homme qui passa sa vie à exorciser Belzébuth et le Tophet. Il semble que sur l'œuvre de Carlyle ne se soit pas seulement étendu le crépuscule qui n'épargne aucun des grands dont la gloire a illuminé une génération. C'est l'habituelle revanche des jeunes que leurs aînés ont brimés et opprimés que de laisser ceux-ci ensevelis dans leur linceul de gloire. Mais, au bout de ces années de purgatoire plus ou moins longues, les vraiment grands ressurgissent et, cette fois, pour ne plus sombrer dans les ténèbres. Je n'aperçois pas que, plus de cinquante ans après sa mort, Carlyle s'apprête à ressusciter.
Et cependant... Je viens de réétudier d'affilée son œuvre tout entière. Ce qui m'y a le plus frappé, frappé plus que cette prodigieuse éloquence, toute imprégnée de sublime biblique et faite de grandiose laideur et de véhémence barbare, c'est l'extraordinaire actualité de tant de pages de Carlyle. Voilà plus d'un siècle qu'ont été écrites celles de Signs of Time (1829). On les dirait d'hier. Les périls qu'il y signale pour la culture sont ceux-là mêmes que dénoncent aujourd'hui nombre de penseurs contemporains. Le mécanisme – ce mécanisme que le vingtième siècle a si diaboliquement perfectionné – triomphant du dynamisme : c'est la maladie de son temps que ne se lasse pas de diagnostiquer le solitaire de Craigenputtock. N'est-ce pas celle du nôtre? Bien plus. Les maîtres-problèmes politiques et sociaux de l'heure – la valeur intrinsèque de la démocratie et de ses méthodes : le parlementarisme et la sélection des gouvernants par Ie nombre – il les pose dans les mêmes termes que nous. Ne peut-on pas dire que l'initiateur idéologique des gouvernements incarnés dans des chefs, élevés sur le pavois par leur audace et maintenus par la force, a été l'auteur des Héros et du culte des héros? D'autre part, en contradiction tout au moins apparente avec sa haine de la démocratie, il a été, durant toute sa longue carrière, hautement préoccupé par l'aménagement dans l'État des forces prolétariennes et a dénoncé de toute sa brûlante éloquence les crimes de la grande industrie et l'abjecte tyrannie de l'argent. À lire tant de pages de Past and Present et des Letter Days Pamphlets sur la détresse des chômeurs des mines et des usines du textile et l'impitoyable égoïsme de la classe possédante, on se croirait transporté au milieu de la crise économique d'après guerre. La chair de Carlyle est notre chair et son sang, notre sang. Il est mélancolique de constater combien lente et entravée est la marche du génie de l'humanité. Un siècle écoulé et, en dépit de tant d'efforts, de tant de tentatives, de tant de révolutions, si peu de lumières nouvelles.
En tout cas, Carlyle n'est pas seulement un moment dans la trame des idées du XIXᵉ siècle qui n'aurait d'intérêt que pour l'historien. À le réétudier, je l'ai senti tout proche de nous. Il appartient à la grande lignée des Emerson, des Kierkegaard, des Ibsen, des Nietzsche qui, tous, sont à quelque degré, ses disciples. Et Renan lui-même, quelque loin que soit sa molle souplesse de Celte latinisé et catholicisé de l'inflexible roideur du puritain d'Écosse, s'apparente à lui. Vraiment, sa voix mérite d'être entendue à nouveau et d'être confrontée avec les nôtres.»
Victor Basch.