«Une leçon d’ignorance», par Daniel Pennac
Daniel Pennac a été reçu docteur honoris causa en pédagogie par l'université de Bologne le mardi 26 mars 2013, lors du cinquantième Salon du livre jeunesse de Bologne. Voici la leçon doctorale qu'il prononça à cette occasion.
Telle est la paradoxale mission du passeur de livres : offrir à chacun de nous le plaisir secret d’être le gardien de notre propre temple.
Daniel Pennac
Une leçon d’ignorance
1. La voix de mon mauvais génie
Quand j’ai appris l’honneur que vous me faisiez, mon premier réflexe fut de me dire : « Mais non ! c’est beaucoup trop, il ne fallait pas ! » La voix qui s’écriait cela en moi n’est pas celle de l’homme qui vous remercie aujourd’hui. C’est celle de l’enfant qu’il fut, la voix du mauvais élève qu’il fut ; celle qui ne rate jamais une occasion de dénigrer la légitimité de l’adulte que je suis devenu.
« Docteur honoris causa de la plus ancienne université du monde occidental ? Toi qui durant ta scolarité as toujours été dans les trois derniers de la classe ; ça, c’est ce qui s’appelle une “erreur de casting” ! Le niveau baisse ! Même à l’université de Bologne ! Terrible époque ! Tout fout le camp ! Help ! Socorro ! Aiuto ! Aiuto ! »
La conséquence de ce ricanement fut mon absolue paralysie mentale. Je me suis senti tout à fait incapable – et fort malheureux de l’être ! – d’écrire la leçon que vous me demandiez. En d’autres termes, la première conséquence de l’honneur que vous m’avez fait fut de me plonger dans un état voisin de la dépression nerveuse. De cela, je ne vous remercie pas.
Puis, je me suis demandé : « Au nom de quoi me parle ce petit persifleur ? » Au nom du sentiment d’ignorance qui lui a tenu lieu d’identité pendant toute sa scolarité. Il était l’ignorant. Il était le mauvais élève. Il était celui qui ne répondait à aucun des critères du savoir que l’institution exigeait de lui. Il était l’enfant illégitime de l’école, le fils mal-aimé de la mère éducative. Celui qui, sur les bancs de l’école, ne se sentait nulle part. Il était l’ignorant parmi les savants. Lui et ses semblables en conçoivent généralement un ressentiment terrible à l’encontre de toutes les institutions incarnant le savoir, c’est-à-dire, à leurs yeux, le pouvoir de les exclure du concert des citoyens honorables !
Ce mauvais génie jaillit encore parfois de mon encrier. Mais, avec le temps, j’ai appris à le calmer. « Regarde, lui ai-je dit en lui faisant lire votre lettre, regarde donc ce qui motive mes amis de Bologne pour me proposer cette distinction. Ils ne parlent que de toi. C’est toi qu’ils honorent. De quel élève en difficulté me suis-je occupé ma vie durant ? De toi ! À qui ai-je donné le goût de réfléchir ? À toi ! Qui ai-je réconcilié avec la lumineuse solitude de la lecture ? Toi ! Et tout cela grâce à qui ? À toi. Sans toi, je n’aurais pas été professeur ; sans toi, il n’y aurait pas eu d’œuvre pédagogique, tout simplement ! Et pas d’œuvre romanesque non plus. Vraiment, c’est toi que l’université de Bologne honore. Parce que tu fus mon premier maître. Toi qui m’as enseigné la connaissance de la douleur pour que je sache l’apaiser chez tes semblables en devenant professeur. »
Voilà. C’est au prix de cette rhétorique un peu spécieuse que j’ai réussi à le calmer et que je me trouve aujourd’hui devant vous.
2. Pédagogues et démagogues
Pour vous parler de quoi ? De pédagogie, de démagogie, de consumérisme et de ce que peut la lecture sur notre sentiment de solitude.
Je l’ai déjà dit, le désastre scolaire procède toujours de la même chaîne de cause à effet : peur de l’échec, honte d’avoir échoué, sentiment d’indignité, peur de l’avenir, solitude mentale.
Une solitude saturée par le sentiment d’indignité :
Je n’en peux plus de me fréquenter.
Je ferais n’importe quoi pour cesser d’être seul.
Ce que ce solitaire ignore, c’est qu’ils sont innombrables à partager le même sentiment de solitude.
Et que tous se lancent – comme lui – dans toutes sortes de stratégies pour s’offrir le réconfort d’une identité : addictions diverses, consommation tous azimuts, constitution de bandes, de communautés en tout genre – y compris aujourd’hui sur la Toile –, histoire d’être accepté par un groupe, quel qu’il soit.
Or, la particularité commune à ces groupes est le mépris des intellectuels.
Je souligne le mot intellectuels, parce que je l’entends de plus en plus souvent prononcé comme une insulte. D’abord par bon nombre d’adolescents pour lesquels l’adjectif intellectuel suggère je ne sais quel déficit de virilité et d’adaptabilité au monde réel. Ensuite par les plus populaires de nos médias dans lesquels l’adjectif intellectuel est associé à l’ennui le plus profond, l’ergotage vain et le snobisme. Enfin, à l’échelle européenne, par nombre d’hommes politiques qui présentent l’intellectuel comme le prototype de l’idéaliste irresponsable, du privilégié arrogant, de l’ennemi de l’entreprise, voire de l’intelligence corrompue.
Ainsi bruit l’air de notre temps. Et, ce que nous dit ce bruissement, c’est la victoire, de plus en plus fréquente, du démagogue sur le pédagogue.
À y regarder de près, le démagogue est l’exact antonyme du pédagogue. Pourtant, tous deux s’adressent au sentiment de solitude propre à l’être humain.
Le pédagogue nourrit notre solitude ontologique d’un savoir protéiforme, il ouvre notre curiosité, éveille notre appétit de recherche, stimule notre aptitude critique, exerce sur notre esprit une influence qui se refuse à la domination, bref, contribue à faire de nous des individualités réfléchies, ouvertes et tolérantes, dont l’addition constitue une communauté humaine démocratiquement viable.
Le démagogue, lui, confisque à son profit le sentiment de solitude suscité par nos échecs, nos manques, nos frustrations, nos malheurs, nos peurs et nos ressentiments. Il substitue le dogme à l’esprit critique, le slogan au raisonnement, la rumeur aux faits établis, les convictions aveugles aux doutes éclairés, les croyances aux savoirs, le diktat indiscutable aux institutions mesurées, et, surtout, surtout, il désigne le coupable en se posant lui-même comme le vengeur providentiel. Ce faisant, il a du charme, au sens le plus archaïque du terme, et il l’exerce : il est le joueur de flûte qui nous arrache à notre solitude, et nous sommes les enfants perdus qui le suivons en masse vers le fleuve qui nous noiera. Loin de moi, pourtant, l’idée que tout élève abandonné à lui-même devient un adulte brûleur de livres et massacreur d’intellectuels. Par bonheur, si je puis dire, le publicitaire (autre antonyme du pédagogue) lui propose une solution moins violente. Il lui offre un idéal de consommation en lui faisant prendre ses désirs d’avoir pour des besoins d’être. À propos, rappelez-moi de changer mon portable, je ne me sens pas moi-même avec cette vieillerie. Je veux renaître avec le dernier modèle.
3. Donner à lire
L’école est un rempart bien fragile contre la publicité et la démagogie. Nous luttons à armes inégales. Depuis plusieurs générations, nos élèves sont éduqués par le bombardement publicitaire à être des clients plus que des esprits libres et des citoyens. Or, que baisse le pouvoir d’achat, les clients ont une fâcheuse tendance à prêter l’oreille aux démagogues.
Parlons un peu de lecture à présent. Du fameux rôle de la lecture. Loin de moi l’idée que la littérature soit la panacée absolue contre l’idiotie suiviste ou la consommation hypnotique. (Après tout, certains intellectuels de ma génération n’ont pas été à l’abri des pires embrigadements… et il doit bien se trouver d’excellents lecteurs pour vouloir changer de voiture tous les ans.) Mais, tout de même, tout de même, je n’arrive pas à m’ôter de l’idée que la compagnie de nos auteurs favoris nous rend plus fréquentables à nous-mêmes, plus aptes à préserver notre liberté d’être, à contrôler notre désir d’avoir et à nous consoler de notre solitude. C’est cette liberté qu’il est prudent de rendre à nos élèves les plus fâchés avec la littérature en les réconciliant avec la lecture.
Pourquoi, d’ailleurs, sont-ils tellement fâchés avec la lecture, ces jeunes gens ?
À nous entendre, s’ils « n’aiment pas lire », la responsabilité en incombe au monde tel qu’il évolue : chômage, familles monoparentales, démission du père, perte des valeurs, consommation tous azimuts, cyber-tentations… La faute au système, la faute à la modernité. La faute à tout cela, c’est vrai, c’est vrai, on ne peut pas en douter. Mais pas la nôtre ? Aucunement celle des professeurs de lettres ?
Je vous propose l’exercice suivant : au début de la prochaine année scolaire, postez-vous à la porte d’une librairie.
Vous constaterez que la plupart des élèves y entrent comme dans une pharmacie. Ils se présentent au libraire avec la fameuse « liste des livres à lire » comme un patient avec son ordonnance. Ils voient le libraire disparaître dans son officine, la liste à la main, et ressurgir derrière la pile des œuvres « prescrites ». Soit dit en passant, le terme de « prescription » ne me paraît pas le mieux approprié s’agissant de l’incitation à la lecture. Il sent trop la potion : « Vous me lirez trois gouttes de Mallarmé matin et soir dans un grand verre de commentaire… Un mois d’Éducation sentimentale, et nous verrons ce que donnent vos analyses… La Recherche du temps perdu, n’interrompez surtout pas le traitement avant la fin ! »
Abominable.
Leur scolarité achevée, la plupart de ces jeunes adultes considéreront tout juste ces auteurs comme des noms donnés par le programme scolaire à l’obligation de lire. Loin de protester le jour où un fast-food remplacera la librairie ou la bibliothèque de leur quartier, ils y déposeront leur progéniture pour aller passer ailleurs que dans les livres ce moment de liberté.
Cette indifférence à la lecture est aussi la conséquence d’un enseignement médico-légal de la littérature. Mais nous en concluons hâtivement qu’ils ne
s’intéressent pas à la littérature – et, partant, qu’ils « n’aiment pas lire ».
En réalité, comme certains médecins spécialistes s’intéressent davantage à la maladie qu’aux malades, il arrive trop souvent que nous autres, pédagogues, menions bataille pour la littérature sans nous soucier de faire des lecteurs. Nous nous posons en gardiens d’un temple dont nous déplorons qu’il se vide mais en nous félicitant qu’il soit si savamment gardé.
4. Gardiens du temple
Gardien du temple, c’est ce qui se recrute le mieux, c’est ce qui est le plus facile à former. (On dira bientôt « formater » – et, pour une fois, ce sera plus juste.)
Des gardiens du temple, on en trouve dans tous les secteurs, chez les médecins, les architectes, les diplomates, les juristes, les économistes et, bien entendu, les chez les professeurs de lettres.
Prenez un livre, un auteur, un mouvement littéraire, aspirez sa substantifique moelle, vitrifiez-la, décrétez-en le culte, vous aurez votre temple et avec les diplômes nécessaires et un peu d’entregent, vous en deviendrez le gardien.
Les gardiens du temple se reconnaissent à ce qu’ils décrètent et déplorent. Décrètent l’absolue nécessité de lire mais déplorent la mort de la littérature (Ah ! la la ! plus un romancier digne de ce nom depuis Gide (ou Svevo) ! Plus un philosophe depuis Sartre (ou Croce) ! Rien de neuf depuis le surréalisme (ou le futurisme)… Décrètent l’excellence, déplorent la médiocrité, comme ce critique littéraire qui, tous les ans, s’exclame invariablement : « Six cents nouveaux romans et pas un qui soit lisible ! »
Les gardiens du temple décrètent et déplorent…
Mais ne font rien passer.
Décrètent et déplorent…
Hors toute responsabilité personnelle.
Rien à lire dans les six cents romans parus ces derniers temps en librairie…
Crétin ! Comme dit Woody Allen à ton propos : « On n’a jamais entendu un enfant dire : “Quand je serai grand, je serai critique.” »
On l’aura compris, gardien du temple, ce n’est pas une fonction, c’est un état d’esprit, un rôle. C’est la lecture limitée à la connaissance, la connaissance considérée comme une propriété privée et la place de concierge garantie à vie. Le gardien du temple cultive la certitude qu’aujourd’hui la transmission ne peut plus se faire…
5. Les passeurs
D’autres – professeurs, critiques littéraires, libraires, bibliothécaires –, heureusement, préfèrent être des passeurs. Et c’est beaucoup plus qu’un rôle, c’est une manière d’être, un comportement. Ceux-là, les passeurs, sont curieux de tout, lisent tout, ne confisquent rien et transmettent le meilleur au plus grand nombre.
Passeurs sont les parents qui ne songent pas seulement à armer leurs enfants de lectures utiles pour les diplômer au plus vite, mais qui, connaissant le prix inestimable de la lecture en soi, souhaitent en faire des lecteurs au long cours.
Passeur est le professeur de littérature dont le cours vous donne envie de vous précipiter dans la première librairie venue. Et celui-là ne se contente pas d’enseigner la littérature française en France, l’italienne en Italie ou l’allemande en Allemagne, mais il ouvre toutes les frontières littéraires, il donne accès à l’Europe, au monde, à l’humanité et à tous les âges de la littérature.
Passeur est le libraire qui initie ses jeunes clients aux arcanes de la classification, qui leur apprend à voyager entre genres, thèmes, auteurs, pays, époques… qui fait de sa librairie leur univers.
Passeurs, les universitaires qui ne se bornent pas à former des chirurgiens en littérature, mais des éveilleurs de conscience, des allumeurs d’émerveillement.
Passeur, le bibliothécaire capable de raconter les romans présents sur ses étagères !
Passeur, l’éditeur qui se refuse à investir dans les seules collections de best-sellers mais qui ne s’enferme pas pour autant dans la tour d’ivoire de la littérature expérimentale.
Passeur, le critique littéraire qui lit tout, découvre et donne à lire le jeune romancier, le jeune dramaturge, le nouveau poète, ou qui ressuscite la grande plume oubliée au lieu de se rengorger sa vanité de fossoyeur raffiné.
Passeur, le lecteur dont la bibliothèque personnelle ne contient que de mauvais romans ou des essais de seconde main parce qu’il a prêté les meilleurs, qu’on ne lui a pas rendus. Oui, l’acte de lire étant par essence un acte d’anthropophagie, il est irréfléchi d’attendre qu’un livre prêté nous soit rendu.
Passeur suprême, enfin, celui qui ne vous demande jamais votre opinion sur le livre que vous venez de lire, car il sait que la littérature n’est pas affaire de communication. Pour être passeurs convaincus, nous sommes aussi les gardiens de notre temple intime. Je l’ai écrit dans Comme un roman : « Nous lisons parce que nous nous savons seuls. La lecture nous est une compagnie qui ne prend la place d’aucune autre et qu’aucune autre compagnie ne saurait remplacer. Elle ne nous offre aucune explication définitive sur notre destin mais tisse un réseau serré de connivences entre la vie et nous. Infimes et paradoxales connivences qui disent le paradoxal bonheur de vivre alors même qu’elles éclairent l’absurdité tragique de la vie. En sorte que nos raisons de lire sont aussi étranges et personnelles que nos raisons de vivre. »
Oui, telle est la paradoxale mission du passeur de livres : offrir à chacun de nous le plaisir secret d’être le gardien de notre propre temple.
Aux passeurs, je dois tout. Ma résurrection scolaire, grâce à l’ingéniosité pédagogique et à la générosité intellectuelle de quelques professeurs. Aux passeurs, je dois mes bonheurs de lectures qui ne comptent pas pour rien dans le bonheur d’une vie. Aux passeurs, je dois le succès de mon travail d’écrivain qui est allé de bouche en oreille pour arriver jusqu’à vous. Passeurs, en ce qui concerne mon rapport à l’Italie, furent Stefano Benni qui introduisit mes livres chez vous et Yasmina Melaouah qui fait si joliment glisser mes textes de ma langue à la vôtre. Passeurs, enfin, vous-mêmes, qui avez choisi de m’honorer aujourd’hui, ce qui me touche infiniment plus que je ne saurais vous le dire. Merci, donc, de tout mon cœur, à vous tous.
En savoir plus : « Daniel Pennac: leggere per buona educazione », article en ligne sur le site de l’université de Bologne (en italien) : https://magazine.unibo.it/