Pierre Nora parle d'Historien public
Rencontre avec l'historien et éditeur Pierre Nora, à l'occasion de la parution de Historien public et de Présent Nation Mémoire en octobre 2011.
Pierre Nora — Il y a longtemps que l’on me poussait à réunir des articles de toute nature. J’ai donc commencé à réunir des interventions d’ordre public, que j’avais été amené à faire pratiquement depuis la guerre d’Algérie jusqu’à cette association Liberté pour l’histoire dont je me trouve être le président après René Rémond, en passant par la défense des sciences humaines ou par quantité de polémiques dans lesquelles je me suis trouvé engagé par mes activités éditoriales. En fait, ce livre, si je l’ai appelé Historien public, c’est qu’il est au croisement de deux mouvements, un premier qui est purement individuel, mon activité éditoriale, qui a correspondu à la belle période des sciences humaines et dont on pourrait dire qu’elle réunissait des auteurs qui étaient aussi savants intellectuellement et scientifiquement que la génération qui s’était contentée de la Sorbonne et des Presses universitaires, mais qui avait aussi un débouché public sur des problèmes de société, comme Foucault avec les prisons, comme François Jacob avec la biologie et ses applications, comme l’histoire de l’art qui est, en quelque sorte, entrée dans nos mœurs à cette époque. Bref, ces auteurs avaient un rapport au réel et à la société plus intense, probablement, que les purs scientifiques d’autrefois. Les sciences humaines ont donc bénéficié de cette conjoncture, et il se trouve que, par mon rôle chez Gallimard, par les Hautes Études, par mes goûts, j’ai été un peu au centre de cette belle période de l’intelligentsia française. Le second mouvement, qui est beaucoup plus profond, qui me dépasse, est celui qu’a épousé l’histoire, la discipline historique depuis ces trente dernières années et qui a connu une montée en puissance extraordinaire de l’histoire dite « contemporaine », et même d’une histoire très « sensible », très « saignante ». Du coup, à la fois comme historien et comme éditeur, à travers quantité d’articles, préfaces, manifestes, éditoriaux, textes de revue, ainsi que comme éditeur et directeur de revue, j’ai été mené, par des polémiques, des portraits et des interventions publiques de toute nature, à intervenir sur beaucoup de fronts ou à être spectateur de beaucoup de choses, dont les dernières portent sur le Musée de l’histoire de France et l’hôtel de la Marine.
Dans tous ces articles, un mélange de portraits d’époque et d’autoportrait en creux se dessine, avec, aussi, un côté générationnel. Au fond, c’est la génération qui avait vingt ans au moment de la guerre d’Algérie, et l’unité de ce livre au ton si extraordinairement divers, est celle de cette époque, de cette génération.
Pouvez-vous en dire plus sur ces portraits ?
Pierre Nora — Eux aussi sont de nature extrêmement différente. Cela peut aller de Jean Daniel ou Bernard Pivot, avec qui j’étais en rapport pour des raisons à la fois professionnelles et amicales, à Jacques Le Goff ou René Rémond, qui ont été un peu mes deux, je n’ose pas dire parrains, mais frères aînés en histoire, et à des auteurs ou intellectuels de notre temps, comme Jean Starobinsky, dont j’ai été amené à faire l’éloge, éloge qui lui avait paru un des meilleurs portraits faits sur lui, ou Lévi-Strauss, qui m’avait fait demander, indirectement, une préface à l’édition club de Tristes tropiques. Et c’est en historien que j’avais essayé de faire non pas un portrait de Lévi-Strauss, mais une sorte d’analyse du moment où avait paru Tristes tropiques, au début de 1956, qui est une grande année de tournant historique, puisqu’elle a connu, du côté de l’Est, le XXe Congrès du PCUS, l’écrasement du soulèvement de Budapest, c’est-à-dire l’écroulement de la crédibilité interne du Parti communiste, qui avait affecté tellement d’intellectuels français, et qui a provoqué à partir de 1956, une désertion, un abandon ; mais c’était aussi la montée du tiers-mondisme, qui s’était manifestée à travers la conférence de Bandung et le mouvement des non-alignés et qui montre, là aussi, une évolution en profondeur, par laquelle le colonisé a remplacé le prolétaire dans la mythologie révolutionnaire. Pour moi, Tristes tropiques, sans avoir aucun rapport direct avec tous ces événements, était porté en profondeur par eux. En tout cas, en pointant ce moment de la conscience occidentale, à la fois de prise de conscience et de tournant, c’est une analyse d’historien que je faisais d’un livre qui, par ailleurs, se défendait tout seul par son talent, pour ne pas dire son génie propre.
J’ai aussi rassemblé dans Historien public tous les éditoriaux que j’ai écrit, de dix ans en dix ans, depuis le début du Débat. Le premier, qui en avait été en quelque sorte le plus manifeste, s’intitulait « Que peuvent les intellectuels ? ». C’était au moment même où Régis Debray venait de publier Le Pouvoir des intellectuels et où l’on commençait, précisément, à parler de la définition même des intellectuels. Or Le Débat était une revue d’intellectuels, et j’en avais presque proposé comme devise « Les intellectuels parlent aux intellectuels », pour rappeler Radio Londres ! Cela voulait dire tout simplement — mais heureusement que je n’ai pas retenu ce slogan ! – qu’il y avait une autonomie de la sphère et de l’activité intellectuelles qui devait se déprendre du politique et de ce que l’on appelait encore à l’époque l’« engagement » au sens sartrien du mot. L’avant- dernière de mes prises de position pour Le Débat — toutes très discutées — fut, en 2000, celle que j’avais titrée « Adieu aux intellectuels ? ». C’était au fond une déclaration de dissidence par rapport à ce que l’on commençait à appeler les intellectuels « médiatiques », auxquels se réduisait, à mon sens d’une façon indue, l’expression « les intellectuels ».
J’ai aussi été amené, malheureusement et par la force des choses, à faire des nécrologies. On m’a demandé, au moment de la mort de Michel Foucault, comme de celles de François Furet ou de Jean-François Revel, pour ne parler que d’eux, d’écrire des textes « à chaud ». Tous ces articles sont pour moi autant de cris du cœur. Ils évoquent avant tout des compagnons de vie, des amis, comme Emmanuel Berl, Jérôme Lindon, Christian Bourgois, et je crois qu’il en ressort quelque chose d’un peu circulant, vivant, pour des gens qui n’auraient pas vécu cette époque.
En évoquant 1956, vous retenez comme événement marquant l’écrasement de la Hongrie et Bandung, mais c’était aussi une année marquée par l’abbé Pierre ou l’affaire de Suez. Comment l’historien peut-il repérer l’essentiel ?
Pierre Nora — Historien public essaye de définir une forme d’engagement intellectuel qui n’est pas celui de l’« historien engagé », au sens militant d’une cause. Si je devais me caractériser, tenter de dire ce qu’a été le fil conducteur de tant d’activités successives sans rapport apparent entre elles, ce serait au fond par cela. Depuis la petite collection « Archives », que j’avais lancée dans les années 1963-1964 jusqu’à l’association Liberté pour l’histoire, qui se bat pour la défense du rôle et de l’indépendance de l’Histoire contre les tentatives d’ingérences du pouvoir politique, en passant par Les Lieux de mémoire et la revue Le Débat, il existe un fil conducteur, qui tient probablement à cette défense obstinée d’une forme d’indépendance de l’activité intellectuelle mais dont l’horizon doit néanmoins toujours demeurer civique. Ce fil rouge, c’est l’effort, la volonté de mettre l’histoire à la fois au centre de la culture française et au service de l’intelligence du présent.
Cela ne signifie pas pour autant que je me sois retrouvé sur tous les fronts. Pour revenir à votre question, vous évoquez des faits sur lesquels je n’ai pas eu à intervenir, tout simplement parce que Tristes tropiques n’a pas beaucoup de rapports avec l’abbé Pierre. En revanche, il y a un fait que j’aurais pu évoquer : c’est la montée en flèche du Club Méditerranée, grand fait de société qui a saisi à sa manière touristique le besoin d’ailleurs d’une France qui commençait à avoir les moyens de ses loisirs et qui découvrait le grand large. Cela étant, encore une fois, je ne prétends pas du tout que j’ai été le moins du monde le commentateur attitré de l’actualité.
Historien public… de qui d’autre pourrait-on dire selon vous qu’il est un « historien public » ?
Pierre Nora — Il y a mille manières d’être « historien public ». J’en verrais au moins deux dans ma génération : Pierre Vidal-Naquet et René Raymond, qui l’ont été dans des sens très différents. Avec Vidal-Naquet, c’est le goût de la justice et de la vérité, comme au temps de l’affaire Dreyfus. C’est ce qui explique qu’un historien de l’Antiquité grecque ait été saisi par l’engagement civique sa vie durant. Que ce soit sur les affaires Audin et Faurisson ou sur le conflit israélo-palestinien, c’est un homme qui s’est engagé en permanence, et de manière très profonde, au nom de la justice et de la vérité. Ce qui a fait de René Raymond un historien public est principalement sa capacité de commentaire à chaud de la vie politique au cours de soirées électorales qui commencèrent au milieu des années 1960 à être proposées à la télévision, touchant près de la moitié des foyers français. De 1965 à sa mort, il a ainsi été le visage du commentaire politique. Mais son engagement est aussi celui d’un chrétien mesuré, si j’ose dire, dont le jugement était apprécié dans toutes sortes de domaines, ce qui l’a amené à être sollicité sur des sujets très sensibles, comme le dossier Touvier, pour lequel le cardinal Decourtray lui avait ouvert certaines archives de l’Église et lui avait commandé un gros rapport. C’est une tout autre manière, mais non moins éminente, d’être un historien public.
Ce qui a fait de moi un historien public est probablement le croisement de ces deux mouvements : l’activité éditoriale, qui m’a placé au centre de beaucoup d’affaires, et le combat pour l’histoire contemporaine, ou du moins pour le déplacement du centre de gravité d’une histoire d’expertise des siècles passés à l’histoire à chaud de l’époque contemporaine.
Diriez-vous que ce livre comporte un aspect autobiographique, ne serait-ce qu’en creux ?
Pierre Nora — Bien sûr, et c’est d’ailleurs pourquoi je n’ai pas hésité à le faire commencer et terminer par deux textes qui ne jouent aucun rôle « public » mais qui définissent un parcours. Le premier est une évocation de mes souvenirs de la khâgne de 1950, et en particulier d’un homme Jean Beaufret, célèbre pour avoir été l’introducteur de Heidegger en France. Beaufret est hélas aussi connu pour s’être montré, très tardivement et très scandaleusement, complaisant, pour ne pas dire flatteur avec Faurisson. Cette coïncidence a un caractère presque stupéfiant. Cependant, si on la met en rapport avec les complaisances de Heidegger vis-à-vis du fascisme, elle prend une tout autre lumière, une lumière disons inquiétante. Or il se trouve que j’ai bien connu Beaufret, même à tire personnel et amical. Il était professeur à Grenoble quand ma famille s’y était réfugiée pendant la guerre, et mon frère aîné avait été son élève en classe de philo. Il était devenu un ami de la famille, au point que c’est à cause de lui que j’étais allé en khâgne à Henri-IV. D’une certaine façon, j’étais proche de lui. Je crois que j’avais d’ailleurs la carte n° 1 de l’association des amis de Jean Beaufret. J’avais écrit, autrefois, un début de « souvenirs de khâgne », non terminé. Y repensant bien des années plus tard et estimant que ces souvenirs n’étaient pas simplement individuels, j’ai cherché à dépeindre, avec un mélange d’amour et d’ironie à vrai dire féroce, un type d’enseignement formateur et déformateur de toute une génération : la khâgne comme concentré d’un type d’enseignement français qui était beaucoup plus significatif que celui de l’École normale par le type d’enseignement que l’on y dispense et le type d’amitiés presque vitales que l’on y noue. C’est là, pour ma part, que j’ai connu Jacques Derrida, Michel Deguy, Pierre Vidal-Naquet, pour n’en prendre que trois, qui m’ont accompagné, amis ou ennemis. Pour toutes ces raisons, j’ai cru bon de publier ce texte dans un des premiers numéros du Débat, mais, pour je ne sais plus quelle raison, je l’ai fait anonymement. Pierre Bourdieu était tombé dessus et avait fait plusieurs séminaires sur ce texte sans savoir qu’il était de moi. Inutile de préciser à quel point il avait enragé en apprenant qu’il était de moi.
Le dernier texte du livre est aussi assez amusant, à mon avis. Chaque année, à l’Académie française, le jour de la rentrée, un discours de la Vertu accompagne la remise d’un prix de philanthropie fondé à la veille de la Révolution française. Ce discours est devenu au fil des ans un morceau de rhétorique, en même temps qu’une corvée pour celui qui en est chargé, en l’occurrence un nouvel élu, dont le discours sur la Vertu tient lieu en quelque sorte de bizutage ! En héritant à mon tour, j’avais voulu relever le gant et prendre le discours au sérieux tout en le traitant de façon ludique. Je m’étais donc interrogé sur la vertu aujourd’hui, ou plus exactement sur le « vertuisme contemporain », ce goût manichéen du bien et du mal et cette lutte obsessionnelle contre le mal sans définition positive du bien. Comme ce texte a semblé intéresser, j’ai pensé, un peu par clin d’œil, que je pourrais l’insérer à la toute fin du livre. Finalement, je trouve que commencer par le texte sur la khâgne et finir par l’Académie française définit une sorte de parcours qui est après tout le mien. « De la khâgne à l’Académie », oui, c’est aussi un parcours personnel et biographique.
L’une des étapes majeures de ce parcours est constituée par Les Lieux de mémoire. Cela renvoie plus spécifiquement au second ouvrage que vous publiez en même temps qu’Historien public et dont le titre est, Présent Nation Mémoire.
Pierre Nora — Les Lieux de mémoire restent l’épine dorsale de tout mon travail. Ils comportent deux aspects : d’un côté les éclairages, par toutes les lentilles de réfraction possibles qu’incarnent ces lieux, sur l’identité française ; de l’autre, l’analyse, par les introductions, conclusions et textes de liaisons, de la philosophie qui les a inspirés et qui porte à la fois sur le moment national, sur la perception historique du présent et sur la montée en puissance, depuis une trentaine d’années, du thème de la mémoire par rapport à l’histoire. Au fond, ces trois thèmes — présent, nation, mémoire — ont presque une histoire : quand j’ai commencé mes études, dans les années 1960, un véritable opprobre pesait sur l’histoire contemporaine. Aussi étrange que cela paraisse aujourd’hui, on ne faisait pas ou peu d’histoire contemporaine parce qu’on disait manquer d’archives, de recul, d’objectivité. Un discrédit pesait en outre sur l’histoire nationale, réputée étroite, nationaliste, patriotarde, liée à un récitatif que toute l’histoire des Annales avait fait éclater dans sa diatribe contre l’histoire événementielle. Au fond, le discrédit jeté sur l’histoire nationale héritait de celui porté sur l’histoire politique. Parce que l’histoire nationale s’était beaucoup réduite au récit politique et qu’une sorte de marxisme infus, profond, avait habitué à penser que l’économique et le social primaient sur le politique, l’histoire économique et sociale était profondément ressentie comme la seule histoire à faire, au détriment de l’histoire dite politique, qui paraissait superficielle et événementielle.
Je pense que ce discrédit a éclaté. Depuis trente ans, au contraire, l’histoire n’est plus que récente, au point que l’on peut se demander si le balancier n’est pas allé trop fort, trop vite dans l’autre sens. En tout cas, moi, c’était cette histoire-là qui m’intéressait, l’histoire politique, l’histoire contemporaine, l’histoire nationale. Pour mieux le faire comprendre, permettez-moi de faire un peu d’ego-histoire. J’avais dix ans au moment de la guerre, et j’étais juif ; même si je ne m’interrogeais pas consciemment sur cette identité, je sentais une forme d’exclusion et de problème. Puis avec l’après-guerre, sont venus le gaullisme et le communisme, ces idéologies qui, en très peu de temps, en sont venues à se partager complètement la France. C’étaient comme les deux ailes marchantes sorties de la Libération, et pourtant je ne me sentais personnellement lié ni à l’une ni à l’autre. Par ma famille — mon frère Simon était très attaché à Mendès France, qui fréquentait la maison —, j’ai eu la chance de goûter d’un autre lait, si vous voulez. Pour toutes ces raisons, je crois que j’avais un rapport existentiel fort à l’histoire contemporaine et que c’était la raison pour laquelle j’avais eu envie de faire de l’histoire. Sans cela, c’est plutôt la littérature ou la philosophie qui m’aurait attiré. Et puis il y a eu les guerres coloniales, l’Algérie, qui a été notre guerre de Sécession et nous a tous déchirés, mobilisés au sens intellectuel comme au sens réel. Et comme c’est au lendemain de tous ces événements que j’ai commencé ma vie professionnelle, je pense qu’est apparu un hiatus entre ce rapport personnel à l’histoire, à l’histoire nationale, et l’histoire professionnelle que l’on nous enseignait et qui nous en éloignait. C’est à ce moment précis que Présent, Nation, Mémoire a commencé à arriver. Avec les années 1970-1980, c’est une véritable révolution des rapports des Français avec leur histoire, leur passé, leur nation, qui s’amorce, accompagnant une transformation très profonde de la France, qui passe littéralement d’un modèle à un autre, d’un modèle autoritaire, étatique, souverain, chrétien, paysan et universaliste, à un modèle beaucoup plus problématique, à une réduction de puissance, à une dépossession de l’empire colonial, à une disparition de son assiette paysanne et à un début d’immigration profonde qui la fait s’interroger sur elle-même et accueillir avec difficulté des populations immigrées — nous en sommes encore là. Avec la disparition du gaullisme, l’effacement du communisme et les difficultés du socialisme, il s’est fait dans ces années-là une rupture de filiation avec la solidarité verticale, parentale, sociale et sociétale et a explosé en 1968, pour faire place à une sorte de solidarité horizontale et générationnelle. Cette rupture ressentie jusqu’au sein des familles a brutalement modifié le rapport au passé. Elle ne l’a pas supprimé, mais l’a étrangement métabolisé en revitalisant mémoriellement les filiations historiques traditionnelles. Une France était en train de disparaître, dont on redécouvrait les enracinements, les séductions après trente années de croissance. Et c’est sur cette France perdue des traditions, des métiers, des paysages, de la cuisine, etc., que les Français se sont jetés comme amoureusement. La décision de faire de 1980 l’année dite « du patrimoine » m’a toujours paru être le repère emblématique de ce basculement. Décision très curieuse, au demeurant, prise d’en haut par Giscard et de façon quelque peu arbitraire, et qui a rencontré une pulsion venue des profondeurs, laquelle s’en est emparée au point d’opérer une sorte de révolution de la notion même de patrimoine, jusqu’alors bornée peu ou prou au bien que l’on tenait de son père ou de sa mère. Cette année-là, elle s’étend au patrimoine culturel, qui devient pour la première fois — les sondages le montrent — compris par les Français comme un bien de première importance qu’ils sont en train, justement, à la fois de perdre et de vouloir retrouver avec force. Le Puy du Fou, lancé en 1978, est un exemple parmi beaucoup d’autres de cette revitalisation commémorative du passé. C’est le moment aussi où, à partir de 1969, des commémorations en pagaille commencent à s’accumuler et où une délégation aux commémorations et célébrations nationales s’affirme. Bref, c’était comme si la France tombait en quelque sorte malade de sa propre mémoire.
Il m’a alors semblé que ce mot de « mémoire », cette analyse de la mémoire et cette montée en puissance de la mémoire étaient le thème fédérateur qui permettait à la fois de montrer que nous vivions un type d’histoire très différent de ce qui existait auparavant, un type de rapport au temps et à nous-mêmes qu’il fallait bien appeler le présent. À la vision d’un futur opaque, inquiétant et angoissant, dont les rapports du club de Rome sont une production caractéristique, commençait à se surajouter un obscurcissement symétrique du passé. Le rapport au passé cessait soudain d’être un rapport de plain-pied, d’habitation naturelle, de filiation éprouvée, pour devenir rapport problématique, fait de reconstruction structurale et rompant à beaucoup d’égards avec la mémoire spontanée du vécu.
Dans l’économie traditionnelle de l’histoire et de la mémoire, le présent était, pour le dire vite, ce qu’il fallait retenir du passé pour affronter l’avenir. C’était un trait d’union, et l’historien était précisément l’interprète du passé en fonction de l’avenir. Cette continuité s’est brisée et a donné à la catégorie du présent une sorte d’indépendance qui a permis de l’appeler « présent » en transgressant les périodisations traditionnelles — histoire ancienne, du Moyen-Âge, moderne, contemporaine. L’histoire contemporaine a d’abord commencé avec la Révolution française, puis on l’a fait débuter à la Première Guerre mondiale, puis à la Seconde… On la définissait un peu comme une suite. Le présent, c’était autre chose : un sentiment historique qui transgressait ces catégorisations et qui, dans le même temps, intériorisait dans la conscience du présent l’anticipation d’un futur aveugle. C’est ce que j’ai essayé de définir comme le « présent historique ». Dans une telle économie du rapport au passé, une solidarité fondamentale se nouait entre le présent et la mémoire. Il existait autrefois une forte solidarité entre le passé, le présent et le futur. C’est ce qui donnait le sentiment de l’histoire. A contrario, la montée en puissance du sentiment du présent s’est révélée à travers l’existence de ce que j’appelle la mémoire.
Ce véritable nœud de la conscience historique contemporaine, je l’ai principalement traité autour du problème national. Il aurait sans doute été possible de l’envisager par un autre biais. Pour ce qui me concerne, c’est à l’histoire de France que j’ai été amené à l’appliquer. Rétrospectivement, je me demande si ce regard d’historien sur le travail de l’historien ne serait pas le dernier moment de reprise d’une idée nationale avant le règne de la mondialisation. N’est-ce pas en effet à ce moment précis de reprise et de déprise de la tradition nationale classique que la mondialisation vient la remettre en question, la raboter et en montrer à la fois la persistance et la transformation ?
De tous ces problèmes je ne prétends pas apporter de réponses définitives. Je pense simplement avoir été de ceux qui ont senti la force avec laquelle ces problèmes se posaient à la France. J’ajoute que j’ai compris, après avoir travaillé pendant dix à douze ans sur Les Lieux de mémoire, que le phénomène que j’avais cru être strictement français n’était en réalité que la retombée nationale d’un problème général de la mémoire que le monde entier était précisément en train d’affronter.
Entre mes interventions journalistiques, que je réédite dans Historien public, et les articles plus scientifiques que mon métier d’historien m’a amené à écrire pour Les Lieux de mémoire ou pour bien d’autres livres, collectifs ou étrangers, il m’a semblé qu’il y avait place pour des articles « de rétrospection », qui sont comme autant d’approches, de retombées, de prolongements de ces problèmes que j’ai essayé de typifier à travers ces trois mots, présent, nation, mémoire. Ce que j’ai voulu montrer, au fond, c’est qu’un champ d’étude nouveau est apparu il y a une trentaine d’années et que s’il a été largement balayé depuis et qu’il continue de l’être, j’ai peut-être été l’un de ceux qui a contribué à le nommer, le désigner et le caractériser.