Histoire d'un livre

Œuvres poétiques de Charles Péguy en «Pléiade»

Affiche de librairie pour les Œuvres poétiques complètes de Charles Péguy dans la «Pléiade», 1941. Archives Gallimard.

Les Œuvres poétiques complètes de Charles Péguy, 60e volume de la « Bibliothèque de la Pléiade », sont publiées pour la première fois dans la collection en novembre 1941. Le cas est intéressant : il met en jeu un rapport privilégié avec des ayants droit très impliqués – la veuve et les fils de l’écrivain –, et s’inscrit dans un contexte historique lourd, l’Occupation, mais paradoxalement favorable à la collection comme à l’œuvre. Car ce qui frappe d’abord, c’est la rapidité de mise en œuvre du projet, qui n’est engagé qu’en avril 1940 : on commence juste alors à calibrer le futur volume, c’est-à-dire à évaluer un nombre de pages prévisionnel. Un an et demi plus tard, le livre est en librairie. Comment cela fut-il possible et pourquoi un tel empressement ?

Péguy, 1941. Une Pléiade pour ne pas se perdre

La maison Gallimard bénéficie alors d’un avantage important : elle a entrepris au lendemain de la mort de Péguy la réunion de son œuvre en vingt volumes ; le premier paraît en 1916 (le dernier en 1955) et les tomes concernant l’œuvre poétique (V, VI et VII) ont paru avant-guerre. Le travail de préparation de la Pléiade est donc simplifié. Un tel avantage justifie a posteriori le fait que la Pléiade se soit adossée, en 1933, à la NRF : comment la collection aurait-elle pu entreprendre seule, sinon, de telles réalisations autour d’auteurs du XXe siècle ? L’argument deviendra majeur après-guerre. 

L’existence simultanée de deux séries d’œuvres complètes sous la même enseigne, même si la « Pléiade » se limite alors aux seuls textes poétiques, n’est pas une difficulté ; l’une ne nuit pas à l’autre, tant la singularité de chacune est forte. Tandis que les volumes de l’édition monumentale ne s’adressent qu’à un public restreint, la « Pléiade », dont les tirages sont bien plus élevés, offre au contraire la possibilité d’une diffusion nettement plus large. De fait, le choix de reprendre les œuvres en « Pléiade » renvoie à un double souhait : d’une part répondre à une demande forte, d’autre part rendre disponibles des textes inédits, ignorés de l’édition précédente. 

La période est en effet plus que favorable à Péguy. Son œuvre de patriote humaniste, incarnant les valeurs d’une France catholique, paysanne et laborieuse, suscite un véritable engouement à la veille et au commencement du conflit. Les  Français s’y reconnaissent, qui se sentent menacés dans leur intégrité. Les nombreux hommages publiés en 1939, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la bataille de la Marne – qui est aussi celui de la mort de l’écrivain sur le front à Villeroy –, en témoignent.

À la NRF, on s’efforce d’accompagner ce mouvement. Gaston Gallimard sollicite en 1939 Francois Porché, le futur préfacier de la « Pléiade », afin d’obtenir de lui un essai sur l’auteur de Présentation de la Beauce ; collaborateur régulier des Cahiers de la Quinzaine, il avait été proche de Péguy. On pense également à un nouvel hommage collectif (un premier avait paru en 1929) et on confie à Pierre Péguy, fils de l’auteur, le soin de concevoir un Péguy présenté aux jeunes qui paraît en 1941 et connaît un grand succès. En 1942, Gaston Gallimard essaiera d’obtenir un essai de Romain Rolland ; celui-ci, un peu vexé de ne pas figurer parmi les « commentateurs » des Œuvres complètes et engagé auprès d’un autre éditeur, déclinera l’offre.

« Seule une mort parfaite pouvait supporter une résurrection totale », avance Armand Petitjean en juillet 1939 ; et de constater : « Le Péguy se porte beaucoup cette année. […] S’il resurgit enfin, ce n’est dans la gloire d’aucun mythe, dans l’ombre d’aucune mystification. Mais comme le Commandeur de Don Juan : en pur, en juste et, s’il le faut, en juge et en vengeur. […] Par les voies les plus royales, et les plus tortueuses, à tous ces rendez-vous, parfois ces nuits nuptiales où l’âme d’un pays délaissée par les vivants s’abandonne aux grands morts et se refait par eux, rien n’est plus rassurant que de voir se dresser, prochain, solide, à toucher, notre Péguy vivant. »

Cette résurrection a ses répercussions en librairie ; on dispose de témoignages de libraires de l’époque qui le confirment (Lardanchet à Lyon, par exemple) ; et chez Gallimard, en 1941, on annonce que la vente de ses œuvres, ainsi que celles de Claudel, a été multipliée par deux par rapport à l’avant-guerre et que la parution de ses œuvres dans la « Pléiade » sera l’un des temps forts de l’année.

La mise en œuvre

On comprend dès lors que Gallimard prît l’affaire au sérieux et mît tout en œuvre pour que paraisse ce premier volume. Brice Parain, ami du fils de Péguy, suivit de près le dossier. L’éditeur-philosophe était resté à Paris au printemps 1940 pour veiller sur la Maison, alors qu’une partie de l’équipe de la NRF s’était prudemment retirée en Normandie. Parain contribua aux premières études de fabrication. Jacques Schiffrin, le directeur de la collection, semble, lui, plus en retrait, bien qu’il ait lui-même rejoint en janvier 1940 l’équipe Gallimard en Normandie – où il restera jusqu’à la fin de l’année.

Le 20 février 1941, Gaston Gallimard indiquait à Mme Péguy les conditions régissant cette publication, soulignant qu’en raison de sa spécificité, il ne pouvait lui garantir les mêmes droits que pour une édition courante isolée : « Le prix de revient élevé dans cette collection reliée en cuir sur beau papier et généralement consacrée à des écrivains dans le domaine public, conditionne ces droits d’auteurs. » Puis, sur l’édition elle-même : « Selon votre désir, j’avais demandé à François Porché d’écrire une introduction à cette édition. Il a accepté en principe. Je compte aller la semaine prochaine en zone libre et m’entendre avec lui définitivement au sujet de la rémunération de son travail. Je demanderai également à votre fils de me faire parvenir des notes que j’espère rapporter à Paris. Ainsi l’édition de la Pléiade des œuvres poétiques de Péguy pourrait paraître au printemps. »

La parution fut retardée de quelques mois : le contrat ne fut signé qu’à l’été. Pierre Péguy s’inquiétait de l’avancement du volume en septembre auprès de Brice Parain : « La publication de la Pléiade est-elle retardée ou non ? Il faudrait absolument que vous puissiez trouver à Paris quelqu’un qui puisse faire une bibliographie aussi complète que possible. En province, c’est difficile. » En réalité, à cette date, l’ouvrage était déjà imprimé, la parution n’étant retardée, semble-t-il, que pour une question de disponibilité de peaux pour les couvertures ; la bibliographie avait été établie d’après l’ouvrage de Pierre Péguy sur son père. Ce fut un succès : Mme Pierre Péguy indiquait en 1942 à Brice Parain qu’à Aix, on ne trouvait déjà plus la « Pléiade » et que tout Péguy s’y vendait très bien. De fait, des dix mille exemplaires publiés en novembre 1941 il ne restait rien à la Libération ; une seconde édition parut en mai 1948, qui fut également vite épuisée.

De nombreux inédits

L’autre argument qui plaidait en la faveur de cette édition était la part qu’y tenaient les inédits. C’est le travail avec les ayants droit qui permit de les mettre au jour. Les archives familiales, conservées et classées soigneusement par la veuve de Péguy en dix-sept groupes s’échelonnant de 1903 à 1914, étaient extraordinairement riches ; elles furent abondamment sollicitées. L’estimation était impressionnante : les inédits représentaient près d’un quart du volume de l’œuvre publiée ! On le savait à la NRF, Pierre Péguy ayant déjà transmis un inventaire sommaire du fonds. Un travail important de transcription et d’analyse fut mené, tant par Pierre Péguy que par le préfacier. « Jean Paulhan, écrit-on à Brice Parain en avril 1940, dit que Pierre Péguy lui aurait annoncé en plus 5 000 vers environ inédits. »

La Pléiade révéla ainsi aux lecteurs les Quatrains. Premier livre des ballades, 1 109 strophes publiées « dans le désordre de leurs naissances respectives. » Cette œuvre monumentale, mystérieusement demeurée inédite, sera complétée et réordonnée par Julie Sabiani en 1975 d’après les 2 445 feuillets ou fiches qui en constituent le manuscrit complet, et conformément à une « connaissance, approximative, de sa genèse » ; elle sera rebaptisée à cette occasion La Ballade du cœur qui a tant battu. Marcel Péguy, frère de Pierre, choisit, lui, de ne pas changer le titre de Suite d’Ève retenu pour l’ensemble de strophes également inédites publiées sous ce titre en 1941, bien qu’il indique dans sa notice de l’édition de 1967 qu’il ne s’agissait aucunement d’une suite mais de variantes retranchées d’Ève par Péguy lui-même (édition originale en 1913). D’une Pléiade à l’autre, les œuvres se recomposent, bénéficiant des progrès de la science.

Reste enfin à se demander pourquoi la poésie avait été préférée à la prose. La question d’une telle partition fit beaucoup parler. La réponse fut donnée quelques années plus tard par Pierre Péguy, qui jugea utile et fit bien de rappeler en tête de la réimpression de l’ouvrage en 1967 : « La première édition des Œuvres poétiques complètes de Charles Péguy dans la “Bibliothèque de la Pléiade” remonte à 1941. De larges publications de Péguy prosateur se fussent heurtées, à cette époque, à d’insurmontables difficultés dues au fait des autorités d’occupation. C’est dans ces conditions que Mme Charles Péguy a demandé aux Éditions de la Nouvelle Revue française de réaliser la première publication complète des œuvres de Charles Péguy dites “de poésie”. » Ce volume fit date. Et confirma la situation de Péguy, « à l’heure présente » : « Péguy : borne milliaire sur le chemin français, gallo-romain. […] Devant la borne, il y a nous-mêmes qui passons, toute la France qui dévale, dans la confusion horrible d’une guerre perdue, toutes les classes mêlées, militaires et civils ensemble, emportées par le même vent » (Porché). Une « Pléiade » pour ne pas se perdre.

La Lettre de la Pléiade n° 30, octobre-novembre 2007.

Une nouvelle édition en 2014

Les Œuvres poétiques et dramatiques de Charles Péguy ont fait l'objet d'une nouvelle édition dans la « Pléiade » en 2014, année du centenaire de la mort de Charles Péguy. Les textes y ont été réétablis d’après les publications patiemment conçues par Péguy lui-même ou d’après les manuscrits. Il a été tenu compte de ses choix typographiques, qui surprenaient tant les imprimeurs que l’écrivain les assortissait d’un « bien ainsi » manuscrit… Les œuvres inachevées n’ont pas été reconstituées, comme souvent par le passé, mais transcrites fidèlement, telles que leur auteur les laissa. On verra par exemple tout le bénéfice de ce travail éditorial dans les Ballades du cœur qui a tant battu. C’est la première fois, enfin, que les œuvres publiées du vivant de Péguy et les écrits posthumes s’enchaînent de manière rigoureusement chronologique. La forte cohérence de l’ensemble, ses continuités, ses correspondances en apparaissent renforcées. Quant à ce que Péguy appelait, pour s’en plaindre, l’« inépuisable appareil » – c’est-à-dire le commentaire –, il ne prolifère pas au détriment du texte, mais jette entre l’œuvre poétique et l’œuvre en prose toutes les passerelles utiles. Ainsi la poésie de Péguy renaît-elle, dépoussiérée, et dans une nécessité plus vive.

Charles Péguy, Œuvres poétiques et dramatiques dans la Pléiade 

François Porché, préfacier

La première édition des Œuvres poétiques complètes de Charles Péguy a été préfacée par le poète François Porché (1877-1944). Celui-ci est aujourd’hui principalement cité pour son essai paru en 1927 sur l’homosexualité et ses rapports à la littérature – au titre wildien de L’Amour qui n’ose pas dire son nom (Grasset) – et sur l’échange qui s’en est suivi avec l’auteur de Corydon. Il est aussi connu pour avoir été le troisième mari de la comédienne et femme de lettres Mme Simone, divorcée de l’acteur Le Bargy, veuve de Claude Casimir-Périer et maîtresse d’Alain-Fournier. Mais on a un peu oublié son œuvre poétique, dramatique et critique et son amitié avec Charles Péguy. Comme André Spire et Edmond Fleg, il est pourtant l’un des poètes accueillis dans les Cahiers de la Quinzaine, où est publié en 1904 son premier livre (À chaque jour). Porché rend un bel hommage à Péguy et à sa collection dans Le Mercure de France du 1er mars 1914. Plus significatif encore : un choix de ses poèmes, dû à Péguy lui-même, clôt définitivement la parution des Cahiers le 7 juillet 1914 ; simplement intitulé Nous, il constitue un véritable manifeste patriotique.

Porché fait aussi partie des écrivains que cherche à s’attacher la NRF avant-guerre, bien qu’on y exprime quelque réserve sur la part militante de son inspiration. L’un de ses poèmes a paru dès septembre 1909 dans la revue et les Éditions ont publié en janvier 1914 son recueil Le Dessous du masque. Les échanges épistolaires entre Gaston Gallimard et François Porché témoignent alors d’une proximité certaine. Le 13 février 1915, l’éditeur lui demande ses « Notes sur la Russie » dont il lui avait déjà parlé à l’hiver précédent : « Pouvez-vous et voulez-vous me les donner maintenant, cela ou autre chose, ou bien cela et autre chose et nous aider à ranimer la maison ? » La revue ne paraissant plus, Gaston Gallimard  souhaite maintenir la firme en activité en publiant quelques « cahiers et brochures » en lieu et place de La NRF.

Ce courrier est, du reste, l’occasion d’une confidence importante : « Peut-être rééditerons-nous Notre patrie de Charles Péguy [ce texte, paru en 1905, est effectivement repris en juin 1915 par la NRF], en attendant que nous publions ses Œuvres complètes (je vous annonce prématurément cette nouvelle, car rien n’est encore tout à fait décidé, parce que je pense qu’elle vous fera plaisir). » Porché se réjouit de l’initiative : « En entreprenant un Péguy complet les Éditions de la Revue française feraient une belle œuvre qui honorerait la maison. Je ne vois que vous pour cela. Gardez qu’on vous devance. » Il vient lui-même de donner à L’Opinion une Méditation sur la mort du héros, inspirée par la mort de Péguy, et qui est un élément d’un ensemble plus large sur la guerre (prose et vers) qu’il pourrait confier à son éditeur. Mais Porché se montre bientôt réticent à l’idée de publier en une telle période ; Gaston Gallimard l’aiguillonne et trouve les mots : « J’estime que nous devons chacun selon nos moyens manifester notre existence, continuer notre effort et faire comme le saint Louis de Gonzague de Péguy qui voulait jouer à la balle au chasseur au moment du jugement dernier. » (19 juillet 1915) Convaincu, Porché lui adresse en décembre 1915 le grand poème qu’il vient d’achever sur la guerre et ses combats ; L’Arrêt sur la Marne, imprimé en Suisse et prépublié intégralement dans Le Figaro, paraît en 1916. Il est dédié à la mémoire de Charles Péguy. Bien que malmenée par Paul Souday dans Le Temps après une récitation donnée par Mme Simone, cette publication assure une nouvelle audience à Porché, de sorte que la NRF publie la même année son Poème de la tranchée puis une réédition de Nous. Les relations se distendent ensuite après le refus de publication en 1918 de sa pièce Les Butors et la finette, sans qu’André Gide n’en soit informé. Ce sera un épisode de la querelle entre Gaston Gallimard et André Gide autour de la gérance de l’entreprise NRF.

Du livre...

Du livre... 

La carrière littéraire de François Porché se prolonge donc hors de la NRF durant l’entre-deux-guerres. Ses essais de critique et d’histoire littéraires sont remarqués, à l’image de La Vie douloureuse de Charles Baudelaire paru dans la collection biographique de Plon (« Le Roman des grandes existences ») et que la NRF envisagea de reprendre. Mais le 14 avril 1939, Gaston Gallimard prend l’initiative de renouer contact avec son ancien auteur :

Cher ami,
Voilà plusieurs mois que je me propose de vous écrire.
J’estime qu’il est temps que paraisse maintenant un ouvrage important sur la vie et l’œuvre de Charles Péguy, un ouvrage définitif qui épuise le sujet. J’estime aussi que nul mieux que vous ne pourrait l’écrire. Il s’agit là évidemment d’un gros travail, mais vous en serez assurément récompensé, et le succès sera certain et durable. Je ne vous écris pas à la légère. J’ai rassemblé tout ce qui a été écrit sur Péguy. J’ai envisagé toutes les solutions. Un tel ouvrage est nécessaire. Vous seul pouvez écrire un livre de fonds sur Péguy, avec compétence, avec cœur. Vous seul pouvez répondre à notre attente à tous. Dès que vous m’aurez fait connaître votre réponse, j’étudierai la réalisation pratique de ce projet, et je vous dirai aussitôt dans quelles conditions il me semble que nous pourrions traiter...

Réponse de l’intéressé, le 17 avril 1939 :

Cher ami,
je suis très touché de votre lettre conçue en termes si amicaux et si flatteurs pour moi... Mais diantre ! diantre !... je vous prie de bien vouloir m’accorder quelques jours de réflexion !

Les quelques jours se transforment en quelques mois et Gaston Gallimard, depuis Mirande (Manche) où la NRF est désormais repliée, relance l’auteur le 26 septembre 1939 : « Il me semble qu’aujourd’hui, plus que jamais, ce livre s’impose. Qu’en pensezvous ? » Ce n’est que le 5 février 1940, depuis Pessac en Gironde, que Porché adresse à l’éditeur une fin de non-recevoir :

Au sujet de la question Péguy, demeurée en suspens, soyez assuré que je n’ai point oublié votre demande flatteuse d’il y a un an. Depuis la guerre, à deux reprises, M. Hirsch [directeur commercial de la Librairie Gallimard] m’a écrit que le moment lui paraissait très favorable à la publication d’un tel ouvrage. Longtemps je me suis interrogé à ce propos – et, sans renoncer à l’idée d’écrire un jour un Péguy, j’estime, contrairement à ce que pense M. Hirsch, que le moment n’en est pas encore venu. Voici pourquoi :
Je ne me flatte pas de jamais pouvoir composer sur Péguy un ouvrage « définitif ». Mais c’est le terme que vous avez employé et, si celui-ci ne peut être pris à la lettre, du moins a-t-il dans notre esprit, il me semble, une signification que  j’interprète ainsi : un ouvrage qui, après tant d’études parues sur le sujet, reprendrait celui-ci pour l’examiner sur toutes ses faces : biographique, philosophique, religieux, politique, morale, etc., donnerait de l’homme et de l’œuvre une vue d’ensemble. Or, si l’on adopte cette conception, il y a précisément de bonnes raisons de différer ce projet, les unes générales, les autres qui me sont personnelles :

1. L’expérience même de la guerre actuelle peut modifier – ou enrichir – certains aspects du sujet. Cette raison est la principale. Elle est puissante.

2. À la veille de la guerre, Halévy était, m’a-t-on dit, sur le point de publier un « Péguy ». Il se peut que la raison que je viens de dire soit ce qui le retient lui-même de donner son livre. D’autre part, ce livre apportera certainement du nouveau. Il y a donc intérêt à attendre qu’il ait paru, pour bénéficier des mises au point que Halévy a pu réaliser.

3. Je suis retenu en province et un Péguy « définitif » (j’ai scrupule à récrire ce mot-là, mais à vous la faute !) ne peut être écrit qu’à Paris car la question de la documentation est très importante. Ici je ne pourrais écrire qu’un « discours sur Péguy ». Or, on a écrit trop de « discours sur Péguy » et c’est précisément pour finir avec ce genre-là que vous m’avez adressé votre demande. Je pense comme vous que l’image de Péguy qu’on se fait d’après les journaux (et les livres parus) est très sommaire, voire de plus en plus sommaire. C’est le vaste Péguy qu’il faudrait tâcher d’atteindre.

4. Pour plusieurs mois encore, je suis attelé à un ouvrage dramatique.

Mais surtout, cher ami, de votre point de vue d’éditeur, ne regrettez rien. Méditez un instant sur la raison n°1 , et vous vous accorderez avec moi pour penser que c’est une chance que votre projet n’ait pas reçu son accomplissement à la veille de la guerre. Après la guerre, oui. Comptez sur moi.

L’éditeur ne se laisse pas facilement convaincre : « Ce que vous me dites sur votre Péguy me paraît tout-à-fait juste. Vos arguments, toutefois, n’ont pas raison de mon impatience d’éditeur à imprimer votre livre. Je n’en demeure pas moins persuadé non plus qu’un livre de vous sur Péguy, dans les circonstances présentes, aurait un retentissement profond » (22 mars 1940). La discussion se prolonge et Gaston Gallimard peut écrire un mois plus tard : « Je me réjouis de constater que vous songez à réaliser, plus tôt que vous ne le pensiez, le projet Péguy. Je vais essayer d’avoir des renseignements sur celui d’Halévy. » Mais le projet tourne court. Grasset reprend en 1941 l’essai de Daniel Halévy, Péguy et les Cahiers de la Quinzaine, publié en 1918 chez Payot.

... à la préface

Le projet « Pléiade », qui prend forme en avril 1940, fournira toutefois une nouvelle raison de solliciter François Porché. Le 21 février 1941, Gaston Gallimard écrit en effet à la veuve de Charles Péguy : « Selon votre désir, j’avais demandé à François Porché d’écrire une introduction à cette édition. Il a accepté en principe. Je compte aller la semaine prochaine en zone libre et m’entendre avec lui définitivement au sujet de la rémunération de son travail. » François Porché donne rapidement son texte et l’ouvrage paraît en un temps record, en novembre 1941. Il n’est pas étonnant de lire alors sous la plume de l’auteur de Nous une défense argumentée et illustrée de la valeur littéraire de l’œuvre du maître. Et, comme une suite à la lettre adressée à Gaston Gallimard en février 1940, il explique ce qui, après quelque vingt ans de purgatoire, fait de l’œuvre de Péguy une source vive pour la nouvelle génération, illuminée par la figure de Jeanne d’Arc « symbole de l’héroïsme des sombres temps où l’avenir semble barré ». « Les événements, écrit-il, ne devaient pas tarder à donner aux poèmes de Péguy une résonance décuplée et comme une orchestration terrible. Et cela, point uniquement parce que la poésie de Péguy est, par essence, une exaltation de la France, mais parce qu’elle est, en quelque sorte, une exaltation de la Croix de la France. »

Pour autant, Gaston Gallimard ne semble pas se résoudre à l’idée de ne pas avoir à son catalogue un véritable essai sur l’auteur du Porche du Mystère de la Deuxième Vertu. Le 5 novembre 1942, il sollicite à cette fin un autre auteur des Cahiers de la Quinzaine, et non des moindres : Romain Rolland lui-même, dont il sait qu’il s’est alors attelé à l’écriture d’un livre sur Charles Péguy. Mais l’auteur de Jean Christophe est lié contractuellement à Albin Michel qui, de fait, publiera les deux volumes de son ouvrage en 1944. C’est-à-dire trop tôt pour que La NRF puisse en publier des chapitres, comme Romain Rolland l’avait suggéré, mais « quand les circonstances seront redevenus plus normales et que l’atmosphère sera libre ».

La Lettre de la Pléiade n° 55, septembre-novembre 2014.

 

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À lire
Tome 1 : Période antérieure aux «Cahiers de la Quinzaine» (1897-1899) - Période des six premières séries des «Cahiers de la Quinzaine» (1900-1905)
Tome 2 : Période des «Cahiers de la Quinzaine» de la septième à la dixième série (1905-1909)
Tome 3 : Période des «Cahiers de la Quinzaine» de la onzième à la quinzième et dernière série (1909-1914)
Mallarmé, Péguy, Paulhan, Céline, Barthes
Péguy, lecteur du monde moderne
Six poètes chrétiens du XXᵉ siècle