Histoire d'un livre

Nouvelles orientales de Marguerite Yourcenar

«Comment Wang-Fô fut sauvé». Illustration originale de Georges Lemoine pour le recueil illustré des «Nouvelles orientales» de Marguerite Yourcenar (détail), Gallimard, 2016.

Marguerite Yourcenar fait son entrée au catalogue des Éditions Gallimard en 1938, avec la publication des Nouvelles orientales dans la collection « Renaissance de la nouvelle ». Le recueil, repris avec « d’innombrables retouches » en 1963 sous la couverture blanche puis en 1978 dans « L’Imaginaire » dont il est devenu depuis l'un des grands succès de librairie, a fait l'objet d'une édition illustrée par Georges Lemoine en 2016. 

« Pour Nouvelles orientales, ou pour quelques contes tirés de celles-ci, le principe d’une édition illustrée me paraît désirable. » Marguerite Yourcenar à Georges Lemoine, début des années 1980

D’une édition l’autre

1938. Première édition

« Que devenez-vous, et que deviennent les Nouvelles orientales ? Paraissent-elles toujours en novembre, comme convenu ? Si le volume vous paraît trop court, je puis vous envoyer un conte du même goût, pour le corser. […] Vous avez vu que “Le prince Genghi” a paru dans La Revue de Paris de ce mois ? » Marguerite Yourcenar s’enquiert, dans cette lettre du 24 août 1937 adressée depuis la Suisse à Emmanuel Boudot-Lamotte, secrétaire éditorial auprès de Gaston Gallimard, de l’avancement d’un recueil de nouvelles dont elle est l’auteur. 
Le volume paraît finalement le 4 mars 1938, dans la collection « La Renaissance de la nouvelle » chez Gallimard, dirigée par Paul Morand, nouvelliste à ses heures et désireux de promouvoir un genre littéraire qu’il estime injustement déconsidéré. En quête de jeunes auteurs prometteurs pour la composition de son programme, il songe dès 1935 à Marguerite Yourcenar dont il avait chroniqué, dans Le Courrier littéraire du mois d’avril 1930, le premier livre, Alexis ou le Traité du vain combat édité au Sans pareil. La jeune femme, passée entre temps chez Grasset (également l’éditeur des romans et chroniques de Morand depuis 1924), publie régulièrement des nouvelles dans diverses revues, parmi lesquelles « Kâli décapitée » dans La Revue européenne d’avril 1928 et « Les tulipes de Cornélius Berg » dans Le Cahier bleu de décembre 1933. Sollicitée dans le courant de l’année 1936, elle signe un contrat avec Gallimard au début de l’année 1937. Outre les deux nouvelles précédemment citées, Marguerite Yourcenar ajoute au sommaire du recueil « Comment Wang-Fô fut sauvé », initialement paru dans La Revue de Paris en février 1936 ; « Le sourire de Marko » (Les Nouvelles littéraires, novembre 1936), « Notre-Dame-des-Hirondelles » (La Revue hebdomadaire, janvier 1937), « Le lait de la mort » (Les Nouvelles littéraires, mars 1937), « L’homme qui a aimé les Néréides» (La Revue de France, mai 1937) et « Le dernier amour du prince Genghi » – celle-là même dont il est question dans la lettre d’août 1937 –, prépubliée en fait dans La Revue de France le 15 août 1937. Et « corse » le volume avec une dixième nouvelle, « Le chef rouge » (qui porte aujourd’hui le titre « La veuve Aphrodissia »), expédiée à l’éditeur dès son arrivée New Haven en septembre 1937, où elle a prévu de passer l’hiver à l’invitation de son amie Grace Frick rencontrée quelques mois plus tôt. Soucieuse de l’ordre d’apparition des nouvelles dans le volume, Marguerite Yourcenar retourne à Emmanuel Boudot-Lamotte le 20 novembre 1937 les premières épreuves relues et corrigées en les accompagnant de recommandations précises : « je voudrais appeler votre attention sur un autre changement, qui me semble indispensable : tout naturellement, quand je vous ai envoyé “Le chef rouge”, vous l’avez ajouté à la suite des autres contes, c’est-à-dire à la fin du volume. Or, je tiendrais beaucoup à laisser aux “Tulipes de Cornélius Berg” la place d’épilogue que je leur avais faite. » Et de lui demander d’intercaler le conte entre « Les emmurés du Kremlin » et « La tristesse de Cornélius Berg ».

Une vaste géographie, des Balkans au Japon

Évoquant dans Quoi ? L’éternité son séjour londonien avec de son père dans les années 1914-1915, Marguerite Yourcenar se souvient qu’une « exposition Mestrovic fit naître en [elle] la passion des ballades slaves et [lui] inspira des décennies plus tard deux des nouvelles orientales. Marko Kraliévitch, homme rocher, était l’image virile de la force ; les veuves de Kosovo enlacées et pleurant leurs morts me chuchotaient que le deuil est encore une forme de volupté. » Les Nouvelles orientales, largement inspirées de mythes, de légendes populaires, de superstitions ou de faits divers contemporains, portent aussi et surtout l’empreinte des nombreux séjours en Grèce et en Europe centrale que fit Marguerite Yourcenar dans les années 1933-1936, en compagnie du poète et psychanalyste André Embiricos, dédicataire du volume ; ou de Constantin Dimaras, avec lequel elle traduisit dans le courant de l’été 1936 les poèmes de Constentin Cavafy, confiés à Jean Paulhan pour la luxueuse revue Mesures. Comme Feux et Les Songes et les sorts, écrits à la même époque et parus chez Grasset en 1936 et 1938, ces textes amorcent d’un tournant stylistique et thématique dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar qui a pu dérouter ses premiers lecteurs. Ils s’inscrivent dans une vaste géographie, s’étendant des Balkans au Japon, en passant par l’Inde et la Chine.

Seule exception, le conte mettant en scène Cornélius Berg, « nullement oriental, sauf pour deux brèves allusions à un voyage de l’artiste en Asie Mineure » admet l’auteur dans le post-scriptum qu’elle donne au recueil dans l’édition de 1978, et d’ajouter qu’elle n’a « pas résisté à l’envie de mettre en regard du grand peintre chinois, perdu et sauvé à l’intérieur de son œuvre [Wang Fô], cet obscur contemporain de Rembrandt méditant mélancoliquement à propos de la sienne. » Évoquant la Grèce, Marguerite Yourcenar précise qu’« il faut compter aussi avec cet immense empire grec jamais organisé, accru ou rétréci selon les époques, où l’on a parlé et pensé grec. À sa plus grande extension, ce monde cimenté seulement par la langue et quelques notions communes s’est étalé des bords de l’Inde à ceux de la Scythie, et de la mer Rouge à la Gaule » (La Couronne et la Lyre, 1979).

En publiant les Nouvelles orientales et, l’année suivante, Le Coup de Grâce, Gallimard entend s’attacher durablement Marguerite Yourcenar. Ce sera chose faite après-guerre, avec en particulier la publication de L’Œuvre au noir en 1968 et la reprise, à partir de 1971, d’œuvres initialement parues chez d’autres éditeurs : Denier du rêve, Alexis ou le Traité du vain combat, Feux et, surtout, les Mémoires d’Hadrien qui avaient échappé à Gaston Gallimard en 1951 au profit de Plon.

1963, 1978. Nouvelles éditions 

Les Nouvelles orientales font également l’objet de nouvelles éditions, la première en 1963 dans la collection blanche, la seconde en 1978 dans la collection « L’Imaginaire », dont elles sont devenues depuis le titre le plus plébiscité par les lecteurs. Marguerite Yourcenar, pour qui « la durée du travail littéraire se confond avec celle de l’existence de l’auteur lui-même », n’a cessé de revoir ses œuvres. À propos des Nouvelles orientales, elle écrit à Alain Bosquet en janvier 1964 qu’« elles ont subi d’innombrables retouches, mais il s’agit somme toute de retouches purement stylistiques, tendant, d’une part, à simplifier, de l’autre à préciser ou à clarifier certains passages, et non pas d’une “seconde version” ». À l’occasion des nouvelles éditions, auxquelles elle adjoint un post-scriptum, elle retravaille certains textes, change deux titres, revoie l’ordre des nouvelles. Ainsi le récit « Comment Wang-Fô fut sauvé » ouvre-t-il le recueil en 1963 à la place de « Kali décapitée » – « Les tulipes de Cornélius Berg », devenu entre temps « La tristesse de Cornélius Berg », conservant sa « place d’épiloge ». Elle écarte par ailleurs une nouvelle qu’avec le recul elle juge trop faible (« Les emmurés du Kremlin ») ; et ajoute, dans l’édition de 1978, un conte faisant écho au « Sourire de Marko » et intitulé « La fin de Marko Kraliévitch », prépubliée dans La Nouvelle Revue française du mois mars 1978.

1979. Premières nouvelles illustrées en « Enfantimages »

Deux nouvelles, enfin, ont été mises en images par l’illustrateur Georges Lemoine dans la collection pour la jeunesse « Enfantimages », Comment Wang-Fô fut sauvé en 1979 et Notre-Dame-des-Hirondelles en 1982, à la demande de Pierre Marchand alors directeur de Gallimard Jeunesse. Georges Lemoine, marqué par cette expérience (« La beauté des œuvres qui m’étaient proposées, Comment Wang-Fô fut sauvé par exemple, m’a fait faire un bon prodigieux dans mon travail »), eut rapidement le projet d’illustrer l’ensemble des nouvelles composant le recueil. Il en avait fait part à Marguerite Yourcenar qui s’y était montrée favorable dans une lettre adressée à l’illustrateur au début des années 1980 : « Je suis heureuse que vous aimiez Wang Fô au point de désirer l’illustrer davantage, et je vous souhaite très bonne chance dans ce projet (peut-être, parmi les images possibles, une de celles que j’aurais le plus souhaité est celle de Wang Fô et de Ling dans la barque en plein large, quittant définitivement le cruel monde des humains). Seulement, je crois que vous aurez du mal à persuader Gallimard de publier une édition illustrée d’un volume dans la série “L’Imaginaire” où je ne connais aucun autre qui le soit. Les séries de ce genre ont leurs physionomies à elles et le volume illustré paraîtrait peut-être à juste titre, je crois, une sorte de dissonance dans la collection. Je me demande d’ailleurs si “Le dernier amour du prince Genghi” convient à “Enfantimages”. Franchement, je crois que non. Psychologie amoureuse un peu trop sophistiquée. Ce qui me semble, c’est que ces deux contes, ces seuls deux contes extrême-orientaux du volume pourraient servir de texte à une édition de luxe. […] Pour Nouvelles orientales, ou pour quelques contes tirés de celles-ci, le principe d’une édition illustrée me paraît désirable. » Le projet fut finalement mené à bien en 2016 avec la publication, en collection Blanche, d’une belle édition illustrée des Nouvelles orientales.

Composition du recueil

Édition de 1938

  • « Kâli décapitée »
  • « Comment Wang-Fô fut sauvé »
  • « Le sourire de Marko »
  • « L’homme qui a aimé les Néréides
  • « Le lait de la mort »
  • « Notre-Dame-des-Hirondelles »,
  • « Le dernier amour du prince Genghi »
  • « Les emmurés du Kremlin »
  • « Le chef rouge »
  • « Les tulipes de Cornélius Berg »

Édition de 1963

  • « Comment Wang-Fô fut sauvé»
  • « Le sourire de Marko »
  • « Le lait de la mort »
  • « Le dernier amour du prince Genghi »
  • « L’homme qui a aimé les Néréides »
  • « Notre-Dame-des-Hirondelles »
  • « La veuve Aphrodissia » (« Le chef rouge »)
  • « Kâli décapitée»
  • « La tristesse de Cornélius Berg » (« Les tulipes de Cornélius Berg »)
  • Post-scriptum

Édition de 1978 et suivantes

  • « Comment Wang-Fô fut sauvé »
  • « Le sourire de Marko »
  • « Le lait de la mort »
  • « Le dernier amour du prince Genghi »
  • « L’homme qui a aimé les Néréides »
  • « Notre-Dame-des-Hirondelles »
  • « La veuve Aphrodissia »
  • « Kâli décapitée »
  • « La fin de Marko Kraliévitch »
  • « La tristesse de Cornélius Berg »
  • Post-scriptum

Correspondance autour des Nouvelles orientales

Marguerite Yourcenar à Emmanuel Boudot-­Lamotte, 20 novembre 1937

516 Orange Street 
New Haven, Connecticut 
20 novembre 1937

Cher Ami, 
Mille mercis pour votre lettre, et pour la page spécimen des Nouvelles orientales. La mise en page me plaît beaucoup. Je vous renverrai les épreuves par le premier paquebot, après une révision rapide, et pourtant aussi sérieuse que possible. 
La nouvelle « Le chef rouge » est tout à fait inédite. À l’époque où nous en avons parlé à Paris, ce n’était guère qu’un brouillon informe. Je l’ai mise au net et copiée dans le roulis des premières heures de ma traversée atlantique, et je suis heureuse que le résultat ne vous paraisse pas complètement déplorable. Bien entendu, ces quelques pages sont à la disposition de Marcel Thiébault [directeur de La Revue de Paris], si vous le jugez bon, et s’il peut les faire passer avant la publication en volume. 
Ceci n’est qu’une lettre d’affaires, et je ne veux pas lui faire manquer le paquebot Queen Mary, qui part demain de New York. J’aurais aimé vous parler de l’Amérique, ce sera pour une autre fois, ou pour Paris à mon retour. Il faut pourtant vous dire que l’été indien est admirable, et que le paysage, en automne, arbore la livrée du Peau- Rouge, l’épiderme cuivré d’Atala. Et c’est aussi la saison du football, qui tient ici du carnaval, du cirque et du 14 juillet. Mais l’Europe est mille fois plus loin d’ici que la Perse, à laquelle je pense encore. 
Dites à André [Fraigneau] que je pense à lui, et croyez, cher Ami, à mes sentiments très sympathiques et tout reconnaissants. 
Marguerite Yourcenar

Marguerite Yourcenar, Lettres à ses amis et quelques autres, édition de Joseph Brami et Michèle Sarde avec la collaboration d’Elyane Dezon-Jones, Gallimard, 1995.

 

Marguerite Yourcenar à Emmanuel Boudot-­Lamotte, 2 janvier 1938

516 Orange Street 
New Haven, Connecticut 
États-Unis 
2 janvier 1938

Cher Ami, 
Je vous renvoie les épreuves des Nouvelles orientales accompagnées du bon à tirer. Je ne regrette pas ces doubles allées et venues qui ont permis une rédaction plus scrupuleuse du texte. À ce propos, puis-­je vous demander : 
1) De faire remplacer les mots « mer de cobalt » par « mer de jade bleu » dans la dernière ligne, ou l’avant-­dernière ligne du deuxième conte : « Comment Wang-Fô… » J’avais oublié de faire ce changement, et ne m’en suis souvenue cette après-midi qu’après vous avoir renvoyé le paquet d’épreuves. 
2) De faire remarquer au chef de fabrication que l’espacement des lettres est beaucoup trop grand, à l’intérieur de certains mots que j’ai soulignés. Je suppose qu’il doit y avoir moyen de remédier à ce défaut sans bouleverser les lignes, en donnant simplement un peu d’air aux mots voisins. C’est peu de chose sans doute, mais la présentation du livre est si belle que les moindres détails deviennent importants.
3) J’avais pensé vous prier de faire porter dès maintenant à Edmond Jaloux un exemplaire non broché, mais mieux vaut, je crois, ne le lui envoyer qu’une quinzaine de jours avant le service de presse, de peur que son article (s’il en fait un) paraisse trop tôt, au lieu de coïncider avec la mise en vente. C’est ennuyeux, et cela m’est déjà arrivé. 
Je suppose que le volume paraîtra d’ici le 1er mai, c’est-­à-­dire avant mon retour. À tout hasard, je compte vous envoyer par un prochain paquebot des cartes de correspondance avec quelques mots pour les critiques ou écrivains à qui j’ai l’habitude de dédicacer moi-­même mes livres, et, pour le cas où certains de ces noms ne figureraient pas sur vos listes, chaque dédicace sera accompagnée d’une adresse. 
Croyez, cher Ami, à mes sentiments tout sympathiques, et à mes sincères remerciements. 
Marguerite Yourcenar 
[Ajout autographe en haut de la lettre :] Ci-­joint un modèle de prière d’insérer dont vous pourrez peut-­être vous servir. Je m’en remets à vous pour tous les changements nécessaires.

Marguerite Yourcenar. En 1939, l’Amérique commence à Bordeaux. Lettres à Emmanuel Boudot-Lamotte (1938-1980), édition d’Elyane Dezon-Jones et Michèle Sarde, Gallimard, 2016.
 
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