La Nuit remue d'Henri Michaux
La Nuit remue paraît en avril 1935. C'est le premier grand texte poétique d'Henri Michaux publié par la NRF, qui comptait déjà à son catalogue, grâce à l'intercession de Jean Paulhan, un premier recueil, Qui je fus (1927), et deux « textes de voyage », Ecuador (1929) et Un Barbare en Asie (1932). La Nuit remue assurera à son auteur une large consécration critique.
La Nuit remue n’est pas tout à fait ce à quoi s’attendait Gaston lorsqu’il a signé avec Henri Michaux un contrat, en avril 1927, pour ses huit prochaines œuvres en prose. Fin 1934, quelques semaines après avoir reçu son dernier manuscrit, il le presse d’ailleurs de terminer… son roman. « Mon roman ? », s’étonne Michaux dans une lettre à Paulhan. « Bien aimable à vous de m’en parler. Définitivement rejeté. Panier. Plus copies. Le reste va : mon journal et des poèmes. » Michaux vient de composer La Nuit remue en réorganisant des éléments pour la plupart antérieurs. Gaston aurait tort de s’en plaindre : il récupère ainsi les meilleurs textes que l’écrivain, depuis Qui je fus en 1927, a éparpillés en revue. Le recueil réintègre même Mes Propriétés que Michaux avait souhaité d’abord tirer à part chez Fourcade, en novembre 1929.
À cette époque, déçu par son périple en Équateur dont il vient de rapporter Ecuador à la NRF, Michaux a voulu prolonger son voyage à l’étranger par un voyage non moins étrange en lui-même, tel qu’il est dans « ses propriétés », dans l’« espace du dedans ». Une façon pour lui d’écrire enfin un qui je suis. Car vers 1930, il a commencé à se rendre compte (ses parents étant morts tragiquement) que ce réel du monde qu’il déteste ne changerait pas en voyageant. Aller jusqu’au bout du globe, ne jamais coucher deux nuits dans le même hôtel, n’y changerait pas grand-chose. Il n’existe aucun ailleurs conforme à son imagination. Histoire de s’en assurer une dernière fois, en 1932, il s’est même embarqué en Orient, d’où il a rapporté pour la NRF Un barbare en Asie.
Les textes de La Nuit remue, il les a écrits pour beaucoup dans ces années 1930, 1931, 1932, cherchant à projeter sur le réel ses plus cocasses visions. Il s’est efforcé avec méthode d’exorciser sa souffrance et le prosaïsme écœurant des tâches quotidiennes. Il a plié ce qu’il voyait, ce qu’il ressentait à sa fantaisie, avec humour et un inégalable sens du fantastique. « Autrefois, j’avais trop le respect de la nature. Je me mettais devant les choses et les paysages et je les laissais faire. Fini, maintenant j’interviendrai. » Question pour lui d’« hygiène », ou de « santé », comme il le relève dans sa postface au volume. En 1935, il habite plus ou moins provisoirement à l’hôtel du Palais-Bourbon, 49 rue de Bourgogne, dans le septième arrondissement. Malgré sa misanthropie, il ne refuse pas « quelque horizon, autre que celui de l’ennui » ; il va chez Claude Cahun et Suzanne Malherbe dans leur atelier de la rue Notre-Dame des Champs. Il y croise parfois avec joie Bataille, Desnos, Tzara, ou Lacan.
Il a remis le manuscrit de La Nuit remue chez Gallimard le 1er juillet 1934. Celui-ci a été mis en fabrication le 11 juillet. Il en a corrigé les deux jeux d’épreuves entre le 6 septembre et le 28 décembre. À présent, il s’impatiente. S’il aime publier d’abord chez de petits éditeurs (Gaston finira par le comprendre), c’est parce que ses textes sont imprimés vite, faisant ainsi presque coïncider le temps d’écriture avec l’impression. Ce qui n’est pas le cas ici… Le 10 février 1935, il écrit à Gaston, abrupt : « Monsieur, vous seriez bien aimable de m’accorder un entretien […] Je serais ravi d’entendre de votre bouche la liste des chefs-d’œuvre par vos soins publiés, qui empêchent la fabrication de mon livre. »
La Nuit remue paraît alors dans l’année avec une prière d’insérer rédigé par Michaux lui-même : « Ce livre n’a pas d’unité extérieure. Il ne répond pas à un genre connu. Il contient récits, poèmes, poèmes en prose, confessions, mots inventés, descriptions d’animaux imaginaires, notes, etc. dont l’ensemble ne constitue pas un recueil, mais plutôt un journal. Tel jour s’est exprimé impétueusement en imaginations extravagantes, tel autre, ou tel mois, sèchement en un court poème en prose, d’analyse de soi. […] Les dates manquent. Mais les continuels changements d’humeur marquent à leur façon le travail et le passage inégal du Temps. »
L’accueil critique du volume est généralement excellent. Dans les bureaux de Gallimard, Gide est admiratif, défend le poète contre un Léautaud qui n’y comprend rien. Il cite Les Moralités légendaires de Laforgue, les Illuminations de Rimbaud. Supervielle, de son côté, est ravi ; il faut reconnaître que depuis sa rencontre avec Henri en 1923 il n’a jamais remis en question si peu que ce soit son « existence littéraire ». Dans La NRF, en juillet, Pierre Leyris relève chez Michaux « une prédilection, d’ailleurs non exclusive, pour une forme de magie particulière » comparable au chamanisme nordique.
La Nuit remue n’obtient pas le prix (fort bien doté) Albert Ier que Paulhan aurait voulu lui voir remettre. Néanmoins cela n’entrave pas le succès critique de l’œuvre, dont certains accents rappellent à la fois Lautréamont, Monsieur Teste de Valéry et certaines pages coruscantes de Charles-Albert Cingria.
L’ouvrage ouvre un cycle de grands recueils qui s’achèvera, dix neuf ans plus tard, avec Face aux verrous (1954). En 1967, Michaux en republie une version « revue et corrigée », où il opère quelques redistributions et suppressions. « Celui qui a écrit ces bouquins est un emmerdeur, et c’est tout », écrivait-il lui-même à Paulhan en août 1935. Il parlait de La Nuit remue et du Barbare en Asie… Comme on aimerait qu’il y ait dans la littérature contemporaine davantage d’emmerdeurs de son espèce !
Amaury Nauroy