La Jeune Parque de Paul Valéry

La Jeune Parque, vaste poème, marque le grand retour de Valéry à la poésie, après vingt-cinq ans de silence. Gaston Gallimard veillera en éditeur attentif à l'édition de cette luxueuse plaquette tirée à six cent exemplaires.
« À André Gide / Depuis bien des années, j’avais laissé l’art des vers ; essayant de m’y astreindre encore, j’ai fait cet exercice, que je te dédie. P[aul] V[aléry] (1917) ».
Pas du tout pressé d’accéder à la gloire, Paul Valéry, en 1911, n’a fait paraître aucun poème depuis presque vingt ans. Il en a alors quarante. Son vieux camarade André Gide, qui l’a connu par Pierre Louÿs en 1890, juge qu’il est plus que temps de faire paraître un volume de ses œuvres. L’occasion par ailleurs est excellente. Le comptoir d’éditions de la NRF vient d’être fondé ; Gide et Gallimard recherchent tout naturellement des manuscrits. Si Valéry n’était pas si désabusé par son passé de poète, la chose se ferait simplement. Mais il faut revenir sans cesse à la charge. Le 15 juillet, Gaston vient lui réclamer ses papiers directement chez lui. Sans doute a-t-il aussi dans l’idée que Valéry pourrait l’aider bientôt à publier à la NRF les Poésies de Mallarmé, qui fut son « cher Maître » ; – en mai 1891, celui-ci l’avait encouragé à garder son « ton rare ». Gide, donc, attend.
N’ayant rien reçu le 31 mai 1912, il redemande à Valéry ses poèmes « + La Soirée avec M. Teste + La Méthode de Léonard + plus les divers fragments de cette époque ». Non sans réticence, le 23 juillet, l’écrivain cède à la condition qu’il puisse retoucher à ses vieux vers et en ajouter d’autres pour la publication. Ici commence l’écriture de « La Jeune Parque ». Cette nouvelle pièce au titre lamartinien (« Jeune Parque tenant le fil et le ciseau… »), Valéry l’envisage d’abord sous d’autres noms – Hélène, Ébauche, Île, etc. – comme un ensemble d’une quarantaine de vers, « une sorte d’adieu » à ses « jeux de l’adolescence ». Il voudrait qu’elle ressemble à « quelque récitatif d’opéra à la Gluck ; presque une seule phrase, longue, et pour contralto ».
Or, le 2 août 1914, la mobilisation générale le surprend en plein travail et change quelque peu la nature de son projet : le « régime d’angoisse quotidienne », « l’imagination des événements et l’activité consumante de l’impuissance » déterminent les contraintes de ce qu’il considère comme un « exercice », dont le sujet peu à peu devient la conscience de Soi-même, « la Consciousness de Poe, si l’on veut ». En 1914, son poème s’ensable. Faute d’être appelé pour défendre sa terre, Valéry pense qu’il doit « au moins travailler pour notre langage ». Durant le temps que dureront les combats, et sans que ceux-ci y soient reflétés, il se fixe la « tâche infinie » de composer, en mobilisant le plus de conscience possible, des « vers non seulement réguliers mais césurés, sans enjambements, sans rimes faibles ». Lui serviront d’appui les anciennes inventions métriques de Virgile, Racine, ou Chénier pour qui l’art fut de faire des « vers antiques sur des pensers nouveaux ». L’année 1915 est fructueuse. En juillet, il gribouille à sa femme : « À la fin du monde, il y aura toujours quelqu’un qui ne voudra rien savoir avant d’avoir fini sa partie de dominos… » Ce qui n’est ni un aveuglement, ni une fuite de sa part.
Valéry sait qu’en 1916, en réaction à la guerre, certains poètes parmi les plus subtils ont fait surgir Dada des chapeaux de l’Absurde ; que Cendrars en 1913 a déjà écrit La Prose du Transsibérien. Il n’en reste pas moins persuadé qu’il est possible d’être moderne autrement qu’en intégrant le Chaos dans sa propre métrique. Dans les Cahiers qu’il rédige chaque jour, il fait d’ailleurs déjà le constat stylistique de cette crise ; mais, dans sa Parque, il juge légitime d’opposer au désordre extérieur une étrange et presque surnaturelle sérénité de forme. Il se décrit lui-même comme un de ces « moines du premier Moyen Âge qui écoutaient le monde civilisé […] crouler […] et toutefois […] écrivaient difficilement, en hexamètres durs et ténébreux, d’immenses poèmes pour personne ».
Pendant la Bataille de Verdun, Valery « mastique » donc avec scrupule cinq cent douze stricts alexandrins, parmi une inextricable broussaille de fragments. À partir de mai 1916, des échanges intenses et fervents avec Pierre Louÿs l’éclairent. En octobre, Gaston le relance. Dans l’hiver 1917, malade, et dans la précipitation, Valéry met un terme provisoire au quatorzième état du poème. Dédié à Gide, celui-là a pris l’allure d’une autobiographie intellectuelle en vers. Entre le 15 et le 26 mars, on dactylographie le texte. À la NRF, Léon-Paul Fargue en corrige les épreuves. Tirée à part, La Jeune Parque est achevée d’imprimé le 28 avril (datée du 30). Le 29, Fargue la lit chez Arthur Fontaine, où elle reçoit un accueil triomphal, redoublé par un article de Paul Souday dans Le Temps. On la reconnaît partout comme un fruit patiemment obtenu de l’effort de guerre, telle que le fut en partie À la Recherche du temps perdu. Valéry est malgré lui hissé au rang de poète national. La gloire de son ouvrage à l’obscurité légendaire s’étend vite à l’étranger, où il rencontre les faveurs à la fois de Curtius, Eliot, Conrad, Rilke…
Ces dernières années, de nombreuses lectures unilatérales de notre modernité poétique ont fait pâlir ce texte, jugé désuet face aux chefs-d’œuvre pré-surréalistes de la même époque. Il n’empêche : La Jeune Parque continue souterrainement d’influencer certains grands poètes contemporains. Quelque chose d’elle a passé chez Bonnefoy, chez Réda, et plus encore chez Pierre Oster — seul d’entre tous peut-être à en prolonger aujourd’hui non seulement l’accent, mais aussi un certain héroïsme formel et spirituel à rebours de son temps.
Amaury Nauroy
Correspondances
4 mai 1917 : Paul Valéry à Pierre Louÿs
Mon cher Pierre,
J'ai déposé lundi à 14h. au bureau de l'Hôtel Vouillemont un exemplaire de mon poème [un des 25 exemplaires sur « Japon impérial ancien » de l'édition originale de La Jeune Parque, avec un envoi de Paul Valéry à Pierre Louÿs] ; te l'a-t-on remis ? C'est un homme bleu, brodé au col de clefs d'or, qui l'a pris. Dis-moi surtout comment tu vas, ce que tu fais, je ne parlerais pas de mon petit paquet si ce n'était un japon (d'ailleurs médiocre).
Affectueusement ton P. V.
André Gide, Pierre Louÿs, Paul Valéry, Correspondance à trois voix (1888-1920) , Gallimard, 2004, p. 1228.
4 mai 1917 : Pierre Louÿs à Paul Valéry
Paul, depuis plus de vingt ans, aucun poème nouveau ne m'a ému, élevé, soulevé comme le tien. Naturellement je t'ai écrit ! « Peux-tu le demander ? » comme chante la plus belle phrase de Gluck. [...] Si tu n'as pas reçu mes lettres, c'est que, pour toi comme pour mon frère, je n'en envoie qu'une sur trois ou quatre. Je t'avais déjà écrit le 10 avril, après la journée de Saint-Sulpice. Un soir où tu viendras à Boulainvilliers, je retrouverai tout cela dans mes malles. Je suis revenu à Passy. Et maintenant, je t'en supplie, ne soupèse pas les mots des lettres que tu recevras. Si le dédicataire X ou Y aime tes vers un peu, beaucoup, passionnément ou pas du tout, ça n'intéresse ni toi, j'espère, ni moi, ni la littérature française qui porte à jamais sur le front La Jeune Parque.
Ton P. L.
André Gide, Pierre Louÿs, Paul Valéry, Correspondance à trois voix (1888-1920) , Gallimard, 2004, p. 1229.
5 mai 1917 : Paul Valéry à Pierre Louÿs
Mon cher Pierre,
Tu vous écris des choses qui vous feraient courir à un miroir pour s'y tirer la langue... Si Hans Sachs n'avait pas été tué le 4 août 1914, je le prierais de venir nous chanter son air du troisième acte qui veut dire « C'est trop ! ». En vérité, tu — eh bien — tu m'émeus, Pierre.Mais que je t'explique des choses. Pourquoi je t'ai écrit. J'ai fait, samedi l'autre, un envoi par La [Nouvelle] Revue [française] d'un certain nombre d'exemplaires, et lundi je t'ai porté le mien.
Or, non seulement je n'ai rien su d'aucun, mais j'ai su vendredi que plusieurs ne l'avaient pas reçu.
Ceci m'a parfaitement énervé.
Je me suis dit : « Pierre lui-même ? » Et c'est moi qui l'ai porté ! Que se passe-t-il ? Raisonnement d'orage, démence. Je n'ai pas su résister à l'impulsion de t'écrire.
Ta lettre est, d'ailleurs, la seule encore.
Tu vois que je n'ai pas pris ton titre. Il y a eu des objections d'ordre libraire. Et moi, qui avais réfléchi, j'avais fini par voir tout autre chose sous ce nom si beau d'« Île ». Quelque chose de pas du tout pour le public. Et tu la feras peut-être.
Bref, Jeune Parque. Quand tu pourras, tu me diras ton sentiment sur la présentation. Je suis satisfait du type que j'avais demandé. Le caducée des Estienne aurait dû être un peu réduit, mais pour en finir, car j'en avais trop, j'ai fait employer le cliché exécuté.
Pourquoi ce caducée ? Je l'avais trouvé beau. Un serpent (peu conforme aux vrais reptiles). [...]
Si S[ouday] veut dire quelque chose dans Le Temps, ce serait bien. S'il désire un exemplaire, je le lui enverrai. On ne fait pas de service de presse à la NRF s'agissant surtout d'un tirage limité. Je crois bien que le seul Bidou des Débats en recevra et encore n'en suis-je pas sûr.
Observation importante. Tu ne me dis pas un traître mot de P. L. Ceci est très mal quand P. V. ne parle que de soi...
Merci, Pierre. Je suis soulagé de savoir que tu as ton petit bouquin, mon petit premier, et puis je suis très doucement affligé des choses que tu dis à son propos. Tout l'univers chancelle.
Ton P. V.
André Gide, Pierre Louÿs, Paul Valéry, Correspondance à trois voix (1888-1920) , Gallimard, 2004, p. 1229-1230.
13 juin 1917 : André Gide à Paul Valéry
Mon cher Paul,
J'assiste avec ravissement aux progrès de La Jeune Parque, en moi d'abord, car ainsi qu'il devait advenir et que j'avais prévu, tel vers inaperçu d'abord devient le préféré d'aujourd'hui. Je ne connais aucun poème qui soit plus « pain quotidien » que le tien. À n'en reprendre ainsi chaque matin qu'une bouchée, j'en exagère délicieusement la valeur nutritive... Cher ami ! je puis te dire que si j'admirai dès le premier jour La Jeune Parque, je l'admire chaque jour davantage, et chaque jour différemment. Je copie ce passage d'une lettre de Valéry Larbaud, que Gallimard me communique :
J'ai reçu La Jeune Parque ! poème admirable, que je sais maintenant par cœur et que j'ai répandu parmi les quelques Espagnols que je vois tous les jours (aux environs d'Alicante). J'en ai traduit et commenté des passages : les vers sur l'ombre, le paysage de mer à la fin du poème, etc.
L'autre jour, dans le jardin, une jeune fille s'est mise à citer les vers sur l'ombre. C'était le soir et elle regardait « la souple momie » la précéder sur l'allée : « Glisse, barque funèbre ! » (Deslizate, barco funebre !) Malheureusement ma traduction n'est pas en vers et elle est simplement orale, en sorte que Valéry se répand ici à la manière homérique.
Autre : Suarès est enthousiasmé. Si peut-être il te restait un exemplaire pour lui, il me semble que... Car je vois que Gallimard ne veut plus rien distraire de la vente. J'attends l'adresse précise d'Alibert pour l'envoyer à Salonique. Ruyters ?... Je ferai si tu n'as déjà fait ? Dis-moi...
Mille choses aux tiennes. Ton André G.
André Gide, Paul Valéry, Correspondance (1890-1942) , Gallimard, 2009 (« Les Cahiers de la NRF »), p. 754-755.