ACTUALITÉ

La collection Continents Noirs fête ses 25 ans

Anniversaire Continents Noirs

En cette année 2025, la collection Continents Noirs, dirigée par Jean-Noël Schifano, fête ses 25 ans. Avec plus d'une centaine de titres et près d'une cinquantaine d'écrivains, cette collection vous propose de découvrir à travers son catalogue une littérature africaine, afro-européenne, diasporique, et ses auteurs. En quelques mots, son éditeur et créateur revient sur sur l'histoire d'une collection devenue incontournable dans le paysage littéraire contemporain.

Tant la littérature peut abolir le temps, ainsi qu'une passion chaque jour renouvelée, qu'Antoine Gallimard me confiait - c'était hier ! - la direction de la nouvelle collection de la rue Sébastien-Bottin, devenue justement rue Gaston-Gallimard,  au cours de notre désormais historique voyage à Libreville (janvier 1999) où langue était prise en public pour fonder, au cœur de la Maison, Continents Noirs. 

On le sait, les cinq premiers titres, promesse tenue, ont vu le jour en janvier 2000 et nous sommes, avec les auteurs disponibles, retournés au Gabon pour les présenter. Parmi les cinq, Gaston-Paul Effa et son roman, Le cri que tu pousses ne réveillera personne, toujours un de nos auteurs aujourd'hui ; Justine Mintsa dont le roman d'une jeune femme prise dans les lianes familiales au coeur de la forêt tropicale, Histoire d'Awu, traduit aux Etats-Unis, ne cesse d'être réimprimé ; Sylvie Kandé et son premier ouvrage, Lagon, lagunes, postfacé par Edouard Glissant ; La révolte du Komo', roman au fétiche vengeur du Malien Aly Diallo ; parmi eux, Antoine m'a proposé de publier une des puissantes racines des littératures africaines, telle une sève toujours novatrice et créatrice dans la collection, ce chef-d'oeuvre absolu, L'ivrogne dans la brousse, du Nigérian Amos Tutuola, roman traduit dans la langue de Voltaire, en 1953, par Raymond Queneau. Une exigence NRF qui n'a cessé de s'affirmer au fil des pages de  Continents Noirs. A' commencer par deux numéros (553-554, mars-juin 2000) de la Nouvelle Revue Française où j'ai composé, dans l'un et l'autre, un cahier central  consacré aux "Écritures africaines". 

Laissez-moi dire qu'en 1999, année du choix des premiers auteurs et de la préparation des premiers ouvrages, rien, dans les littératures africaines et afro-universelles, n'était évident : à peine vingt-quatre mois auparavant, Tutuola (éditions Faber and Faber, à Londres) était mort, mort et oublié dans la plus grande indifférence de tous les médias sans exception, y compris anglophones. Pas une ligne, pas une image. Ce géant du monde entier n'entrait même pas au purgatoire, puisque personne ne s'était rendu compte de sa mort...  La connaissance et reconnaissance des littératures africaines étaient si maigres que certains, bien avisés au coeur des milieux éditoriaux de Paris, me mirent en garde : Attention, tu vas faire une énorme boulette, c'est Queneau lui-même, sous un pseudo, qui a écrit L'ivrogne dans la brousse !...

Eh oui !... Comment pouvait-on imaginer que pareil roman d'un malafoutier perché sur son palmier cinq ans avant le baron d'Italo Calvino, malafoutier tombé de son arbre et enterré vif, après la mort de son auteur, dans l'ivresse de son vin de palme, que pareil roman rabelaisien, villonien, mais surtout et avant tout né d'un coït entre culture grecque et culture yorouba, comment donc penser qu'un tel roman initiatique et initiateur pût sortir d'une plume de brousse !?... Pouviez-vous dire, en 2000, que vous relisiez, pour le publier à nouveau, un roman yoruba ?... Même saint Germain en aurait perdu son auréole !... C'est à cette époque, où les littératures africaines en France notamment ne suscitaient qu'une inattention distraite, que prend son essor, parfois mouvementé et tempétueux mais inexorable, Continents Noirs. 

25 ans après : 54 auteurs publiés, à raison d'un premier tirage moyen de 3000 exemplaires - et réimpressions régulières -, 133 titres courant 2025, une moyenne de 5-6 titres par an. Avec, dès le début, trois voies clairement établies dans nos choix.

Les découvertes

Elles représentent une bonne partie des autrices et des auteurs Continents Noirs. Entre autres : Sylvie Kandé avec son premier manuscrit publié en 2000, Lagon, lagunes, une écriture lyrique transportant sans trêve, en une magistrale épopée  historique, nos existences tourmentées "entre deux rives" ; Ousmane Diarra dont le dernier roman iconoclaste, La route des clameurs, a vu aussi le jour en poche Folio ; Théo Ananissoh au coeur des pouvoirs dévorants avec ses cinq romans, jusqu'à Perdre le corps ; Nathacha Appanah qui, il y a plus de quatre lustres, m'apparaît, un beau jour de printemps, timide et radieuse, au milieu du Salon du Livre de Paris, avec son tapuscrit à la main, Les rochers de Poudre d'Or, et  fait aujourd'hui partie du prestigieux comité de lecture Gallimard ; Mahamat-Saleh Haroun, cinéaste reconnu et fêté à Cannes, à Venise et partout où ses films nous émeuvent tant, qui captent au Tchad, sous les lumières d'or des soleils mourants, les destinées des pères et des fils, des mères et des filles, pauvres ensablés dans l'Histoire qui les prend à la gorge : Haroun a choisi Continents Noirs pour ses premiers romans, en nouvel écrivain aguerri dans l'art de raconter, c'est-à-dire de faire voir et d'émouvoir, avec Djibril ou les ombres portées (2017), l'éducation d'un adolescent en pleine guerre civile, et, en 2023, avec Les culs-reptiles, ou le triomphe d'un paria aux Jeux Olympiques ; Frédéric Ohlen qui me confie son grand roman, Quintet, depuis la Nouvelle Calédonie ; Scholastique Mukasonga, prix Renaudot 2012 pour Notre-Dame du Nil, et membre jusqu'en 2024 du jury Femina ; Boniface Mongo-Mboussa et son lumineux Désir d'Afrique, également en poche Folio depuis 2020, et préfacé par Ahmadou Kourouma ; Gaël Octavia, fille de Maryse Condé et soeur de Patrick Chamoiseau, qui ouvre le vingt-cinquième anniversaire de Continents Noirs avec son troisième livre, L'étrangeté de Mathilde T. débordant du mystère et de l'ironie d'un pirandellisme bien à elle, réjouissant et angoissant, jubilatoire toujours, dans ses multiples surprises, où les masques se superposent en passant de la personne au personnage, et de nouveau à la personne, théâtre d'une humanité gigogne déjà en route dans  l'admirable roman (2020) La bonne histoire de Madeleine Démétrius ; Libar M. Fofana dont l'humour implacable de douceur rejaillit avec maestria dans son dernier roman, 2025, aussi joyeusement transgressif que ses sept précédents, La prière du cochon ; Aminata Aïdara, italo-sénégalaise qui a commencé d'écrire en italien et s'est traduite elle-même en un bel et fécond exercice à la Hector Bianciotti, confirmant le titre de son premier grand roman, Je suis quelqu'un ; Fabienne Kanor, romancière et réalisatrice, dont l'écriture est comme le titre d'un de ses romans un puissant Anticorps ; Anne Terrier qui met au jour les plaies de l'Histoire, quand explose un volcan tel que la montagne Pelée dans son premier roman, La malédiction de l'Indien, mémoire d'une double catastrophe, et explore toute la complexité des identités familiales, en de profondes sagas fondées sur des archives révélées, La nuit tu es noire, le jour tu es blanche, son dernier roman (2024) ; Gaëlle Bélem applaudie de France, en Angleterre, en Amérique, un succès médiatique et public fulgurant pour son remarquable dernier roman (2024), Le fruit le plus rare ou la vie d'Edmond Albius, et ses nouvelles des 25 ans de Continents Noirs, Sud sauvage, sont d'un réalisme fantastique qui aurait touché  H. P. Lovcraft jusqu'au frisson ; Koffi Kwahulé, homme de théâtre dont le premier roman, l'extraordinaire, construction et style, Babyface, est sorti en 2006 dans Continents Noirs ; Asya Djoulaït et sa métaphore universelle de la dépigmentation dans son roman Noire précieuse ; Eric Mukendi, notre dernier venu, flaubertien et gidien  d'exigence, dont le roman Mes deux papas est déjà traduit en Italie, chez le prestigieux éditeur d'Elena Ferrante, et en Grèce ; et d'autres manuscrits frappent à la porte de notre quart de siècle, pour continuer, en littérature, d'éclairer notre temps et bien au-delà de nos temps... 

Les renaissances

Des autrices, des auteurs dispersés, des autrices, des auteurs aux débuts salués, des autrices, des auteurs éditorialement négligés dans leur ampleur, des autrices, des auteurs un peu oubliés, à la recherche d'un point d'ancrage passionné pour leur oeuvre : et qui se retrouvent avec bonheur partagé dans Continents Noirs. Entre autres, Eugène Ebodé qui me confie un premier roman mythique, La transmission, publié aussi en poche Folio, comme il me confie cette année 2025 son dernier ouvrage, son dixième roman, une fabuleuse sotie moderne, Zam-Zam ; Sami Tchak, qui danse et chante en funambule sur les abîmes existentiels nietzschéens, dit être vraiment "entré en littérature" avec Place des Fêtes - "roman culte" clame justement J.M.G. Le Clézio, quelques années après sa publication en 2001 - et Tchak ne cesse de nous surprendre par son génie créateur dans son dernier ouvrage, écrit de concert avec Annie Ferret, et dans l'ombre vive d'Ananda Devi, avec ce titre sans nulle concession littéraire ni charnelle, le fameux Profaner Ananda - Ebodé et Tchak, deux gaillards de la pensée et de l'écriture, deux ivres de mots, écrivains à l'ambitieuse sève bouillonnante ; Marie-Thérèse Humbert, grande dame de la littérature mauricienne, me propose son roman, pivot d'une oeuvre puissante, Les désancrés, en 2015 ; Gaston-Paul Effa est, de cri en cri d'enfant exilé, Le cri que tu pousses ne réveillera personne, roman, 2000, La verticale du cri, roman, 2019, heureux de me confier à nouveau ses manuscrits qui, d'un livre à l'autre, religieusement dénudent notre âme charnelle ; le déjà classique, généreux ambassadeur de nos cultures, Henri Lopes aux noueuses racines publie dans Continents Noirs un essai fondamental, Ma grand-mère bantoue et mes ancêtres les Gaulois où le métissage est justement lyriquement historiquement charnellement littérairement placé au coeur de nos vies créatrices, ses deux derniers romans aussi, dont Le Méridional (2015) où le monde métis, coeur battant de son oeuvre, apparition, disparition, enquête se déploient du Congo à la Vendée ; Ananda Devi, bouleversante écrivaine et divine inspiratrice - Profaner Ananda -  nous a donné à publier jusqu'à présent quatre de ses plus beau livres - tout en étant présente absolument présente, dans l'ouvrage de Tchak et de Ferret, et elle a postfacé avec folle sensualité Les fables du moineau, autre ouvrage tchakien culte, on peut parier ; d'indiscutable renommée internationale, Nimrod, auteur d'une quarantaine d'ouvrages, a tenu à publier son dernier roman, La traversée de Montparnasse, traversée d'un quartier, d'une ville, d'une vie, des livres toujours vifs en nous, comme Le temps liquide, son précèdent recueil de récits autobiographiques, dans Continents Noirs, comme autant de tessellesde lumière. Et voguent, avec Nimrod et voguent nos destinées dans le sillage de nos autrices et de nos auteurs.

Les racines

Les puissantes racines des littératures africaines et des afro-descendants, avec, par exemple, outre l'ivresse littéraire  géniale d'Amos Tutuola, des auteurs majeurs tels que Mongo Beti et les mille pages des trois tomes du Rebelle ; ou le suprême génie Tchicaya U Tam'si dont l'oeuvre complète en trois volumes et quasi trois mille pages a vu le jour dans Continents Noirs sous la houlette de Boniface Mongo-Mboussa, une oeuvre qui a fait l'admiration inconditionnelle de Michel Tournier et de tant d'autres puisqu'il a frôlé et le Goncourt et le Nobel. Ses poésies complètes, dans le premier tome que j'ai intitulé, selon un de ses vers éclairant sa naissance sous l'étoile du rapt d'un nouveau-né à sa mère, J'étais nu pour le premier baiser de ma mère, ses poésies tendent un fil vibrant entre Baudelaire et Rimbaud, mais Tchicaya est Tchicaya. Et s'il a boité comme un diable depuis son enfance, il a écrit comme un dieu jusqu'à sa mort d'excès d'amour dans la campagne  normande, une belle nuit de printemps, le 22 avril 1988.

De nombreux prix

Au cours de ce quart de siècle - et tout porte à penser que l'année 2025 réserve de belles surprises à nos autrices et à nos auteurs tant ce cru littéraire des Continents Noirs est intense, fruité, long en cœur, puissant en mémoire -, plus d'une trentaine de prix ont distingué nos livres. Le Prix Goncourt de la Nouvelle qui a été gagné par Gaël Octavia avec son livre L'étrangeté de Mathilde T. : et autres nouvelles. Le prix Renaudot - qui a vu, année 2023, en première sélection Gaëlle Bélem pour son roman Le fruit le plus rare ou la vie d'Edmond Albius (comme dit Horace dans son Art poétique, "bis repetita placent") -, le Renaudot et le prix Kourouma 2012 à Scholastique Mukasonga pour Notre-Dame du Nil ; le prix Ouest-France Etonnants Voyageurs 2012 à Libar M.  Fofana pour L'étrange rêve d'une femme inachevée ; le prix Wepler-Fondation La Poste 2017, mention spéciale pour La fin de Mame Baby de Gaël Octavia ; le Grand prix littéraire de l'Afrique noire en 2004 à Sami Tchak pour l'ensemble de son oeuvre ; en 2006 à Edem pour Port-Mélo ; en 2015 à Eugène Ebodé pour Souveraine Magnifique ; en 2016 à Blick Bassy pour Le Moabi Cinéma... Prix RFO du livre 2003 pour Les rochers de Poudre d'Or, premier roman de Nathacha Appanah dont le deuxième roman, Blue Bay Palace, obtint le Prix littéraire des Océans Indiens et Pacifiques. Prix des Cinq Continents de la francophonie 2013 pour Made in Mauritius d'Amal Sewtohul...

Ainsi se développe, dans Continents Noirs, une littérature non frelatée, éloignée de toute dépigmentation - pour reprendre la si forte métaphore d'Asya Djoulaït dans son roman Noire précieuse. Une littérature non aptère, qui garde toutes ses ailes et ne se tortille pas dans le politiquement, culturellement, linguistiquement, sentimentalement, érotiquement, gestuellement, sociétalement, bref dans le litterary correct où, par conformisme et cour à l'air du temps, paresse, se dépigmentent les mots, les sujets, les styles, l'inspiration, la respiration créatrice même. Métissage, oh combien ! Dépigmentation, proscrite !

Continents Noirs est devenue, au fil des années, une collection de découvertes, d'affirmation, de liberté totale où, comme nous le souhaitions dès le départ, il y a 25 ans, s'invente et se développe la pluralité des écritures dans la littérature, si riche maintenant, de la diaspora africaine. Des littératures africaines, afro-européennes, diasporiques donc qui font le tour du monde puisqu'un écrivain de Nouvelle Calédonie y est né : Frédéric Ohlen nous a rejoint en 2014 avec son historique Quintet.

Les deux "s" de Continents Noirs n'auront échappé à personne, voulant signifier d'abord que chaque écrivain est en soi un continent et que son écriture de liberté issue du continent africain parcourt le monde sur les traces profondes, océaniques, sableuses, dramatiques et continues des migrations. Des écritures sans peurs et  poreuses en expansion, métamorphoses, contrastes infinis, réalistes baroques (parfois dans la foulée ivre d'Amos Tutuola), écritures d'autrices et d'auteurs qui traduisent aussi : en 2018, la traduction par Nathacha Appanah avec sa si vive passion littéraire, du roman de la Mauricienne anglophone, Natascha Soobromanien, Génie et Paul, un vigoureux coup de jeune à Paul et Virginie de Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, écritures de toutes celles et tous ceux qui, en traduisant les réalités de notre monde, les furies et les douceurs existentielles de nos destinées, s'approprient avec une exigence singulière la langue française, de Racine à Molière, de Flaubert à Gide, de Proust à Céline, de Mongo Beti à Tchicaya U Tam'si, l'aiment d'un amour solaire et viscéral, la pétrissent, la métissent, l'exaltent et poussent sans limites son expression.

Jean-Noël Schifano - Éditeur - Continents Noirs - Éditions Gallimard