Entretien

Jonathan Littell nous parle d'Un endroit inconvénient

Jonathan Littell et Antoine d'Agata

«L’Ukraine est pleine d’“endroits inconvénients”, zones de non-droit, de crimes de masse… Jonathan Littell et Antoine d’Agata explorent deux d’entre eux:le ravin de Babyn Yar, où furent exécutés en septembre 1941 33 000 juifs, et la ville de Boutcha où l’armée russe a assassiné plus de 650 civils. Sur place, Littell collecte les traces, dessine la topographie du crime. Antoine d’Agata, lui, photographie le “manque à voir”. Car la réalité de ces lieux est invisible.»

Il serait tentant de faire un parallèle entre Babyn Yar et Boutcha…

J.L.:Je n’aime pas les comparaisons. Ce ne sont ni les mêmes événements, ni la même période historique, ni les mêmes tueurs, ni la même quantité de victimes. En revanche, les deux se sont déroulés dans des zones périphériques de Kyiv, et dans les deux cas «il n’y a rien à voir»:Babyn Yar a été soigneusement effacé après la guerre par le pouvoir soviétique, à Boutcha le nettoyage a été très rapide. Quand nous sommes arrivés, il n’y avait plus de corps dans les rues, les blindés brûlés avaient été enlevés, on repeignait les passages piétons, on replaçait les panneaux de signalisation… La volonté d’effacement était similaire à ce qui a pu se passer à Babyn Yar. Mais, même s’il existe des parallèles physiques, topographiques, c’est complètement différent.

Babyn Yar est un lieu de mémoire, mais d’un trop plein de mémoire…

Cela a commencé par un refus de mémoire, un effacement voulu par les Soviétiques qui ne faisaient aucune différence entre les juifs et les autres citoyens soviétiques tués. Dans leur logique, pas question d’inclure la Shoah dans leur récit historique, donc pas de monument dédié aux victimes juives. Dans une deuxième phase, post-soviétique, les demandes de monuments se sont multipliées au point d’aboutir à une forme de concurrence mémorielle, de confusion même, jusqu’à en arriver à commémorer des bourreaux à côté des victimes. En fait, la mémoire est toujours instrumentalisée d’une manière ou d’une autre.

Ce livre constitue aussi une brève histoire de l’Ukraine…

Il est impossible de parler de Babyn Yar et des problèmes de sa mémorisation sans parler de certains fantômes qui hantent la mémoire historique ukrainienne, notamment la question des nationalistes. Sujet très délicat, car la Russie s’en sert pour justifier l’invasion, affirmant en gros que certains Ukrainiens ayant collaboré avec les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, tous les Ukrainiens d’aujourd’hui sont des nazis.

Un passage du particulier au général pour le moins osé…

Côté ukrainien, on assiste à un phénomène de conflit de mémoire dans la mesure où les différentes régions n’ont pas la même mémoire de la Seconde Guerre mondiale. En revanche, toutes auront la même mémoire de cette guerre-ci. La Russie aura réussi à unifier complètement la conscience nationale ukrainienne. Côté russe, ce n’est pas une question de confusion mémorielle, mais de volonté affirmée de déformer des faits gênants pour le récit officiel du pouvoir actuel. Dans ces conditions, j’ai tenté de retracer une histoire plus objective de tous ces événements.

Vous évoquez les massacres russes de Boutcha commis par des hommes «comme vous et moi»…

Je ne crois ni aux monstres ni aux psychopathes, au départ ces gens sont normaux. Il est intéressant d’observer les mécanismes qui font que certaines sociétés peuvent perpétrer impunément ces crimes de masse et d’autres non. Si les Russes se comportent de manière atroce, ce n’est pas une question de psychologie individuelle, mais parce qu’ils se sentent autorisés, et même poussés, à le faire par leur hiérarchie comme par la société. La société russe est imbibée d’une violence profonde que les Russes tournent d’abord contre eux-mêmes. C’est un problème de société malsaine qui produit des individus malsains.

Comment s’est organisée votre collaboration avec Antoine d’Agata?

Le plus souvent, nous étions sur place au même moment, même si chacun travaillait parfois de son côté. Ce qui est magnifique avec lui, c’est qu’il est un photographe fondamentalement expérimental. Ici, le challenge était à la fois angoissant et passionnant:il n’y avait strictement rien à voir. Comment rendre compte de ce «rien à voir» dans un art foncièrement visuel? Les solutions qu’il a trouvées sont absolument superbes, puisqu’elles parviennent à transmettre des sensations.

 

Jonathan Littell, né en 1967, est notamment l’auteur des Bienveillantes, prix Goncourt et Grand Prix du roman de l’Académie française 2006 et de nombreux reportages. Antoine d’Agata est photographe, prix Niépce 2001, et membre de l’agence Magnum.