Entretien

Éric Fottorino nous parle de Des gens sensibles

« J’avais vingt ans et j’avais écrit le plus beau roman du monde. Ce n’est pas moi qui le disais, c’était Clara. Je croyais tout ce que disait Clara. J’allais sur mes vingt-trois ans mais je prétendais en avoir vingt. Je ne supportais pas l’idée de vieillir. Vieillir c’était perdre son temps. »

Peut-on lire Des gens sensibles comme le roman des origines du romancier que vous êtes devenu ?

C’est une histoire qui vient de loin car j’ai commencé à l’écrire au tout début des années 2000, comme si je voulais consigner un monde et des personnages qui appartenaient au 20e siècle. Depuis 25 ans j’espérais un jour trouver la force et l’inspiration de mener à bien ce récit qui puise sa source dans une double rencontre qui a marqué ma vie, ma vie d’écrivain et ma vie tout court. Deux êtres blessés qui trouvaient une réparation, et la justification de leur vie, dans la littérature, l’une en la défendant avec passion, l’autre en opposant le roman à la violence du monde qu’il éprouvait dans son âme comme dans son corps à travers le drame de la guerre civile qui ravageait l’Algérie, son pays. L’un et l’autre sont morts, je devrais dire se sont laissé mourir. J’étais désemparé de les voir sombrer, puis de les perdre. Il m’appartenait d’écrire notre histoire, comme une fidélité, et un signe de gratitude envers deux êtres qui m’ont donné une foi inébranlable en l’écriture. Et surtout d’écrire un roman en prenant toute liberté avec la réalité que nous avons partagée ensemble, tendre et dramatique, il y a maintenant trente ans.

 

Pour Clara l’attachée de presse, comme pour Saïd l’écrivain algérien, la littérature passe avant leur propre vie. Pensez-vous que la littérature est plus grande que la vie ?

Depuis mon premier roman (Rochelle, 1991) – Des gens sensibles est le seizième –, la même sensation se renouvelle en moi : je ne comprends ma vie seulement en l’écrivant, après qu’elle a passé par le filtre de l’écriture romanesque, de la fiction, avec ce qu’elle accorde d’imaginaire et de respiration. La littérature n’est pas plus grande que ma vie, elle est ma vie. Dans ce texte, Clara vit intensément pour faire éclore ce qu’elle reconnait de talent chez un jeune auteur. Elle sait l’exigence de l’écriture, les risques de se perdre. Et si Saïd s’accroche encore un peu à la vie, c’est qu’il se tient au fil ténu des mots. Un fil qui va finir par se briser à force de voir ses proches assassinés.

 

Les menaces qui pèsent sur Saïd entrent en résonance frappante avec l’actualité. Est-ce une fatalité de voir les écrivains, les artistes, servir de boucs émissaire ?

Je n’ai pas poursuivi l’écriture de ce roman en l’an 2000 car je ne parvenais pas à conserver l’intensité que j’avais donnée à mon démarrage. Comme si l’énergie initiale, peut-être l’énergie du désespoir de cette double mort, m’avait abandonné. J’ai enfin réussi à le reprendre en 2017 après un accident qui m’immobilisa, sauf ma main gauche. Dans cette contrainte inattendue, moi qui suis droitier, j’ai réussi à l’écrire sur mon clavier en retrouvant la première intensité perdue. Mais il me manquait un pan de l’histoire que je suis allé chercher plus tard à Tanger, en 2023. Et voilà que ce texte sauvé de tant de vicissitudes et enfin mené à son terme parait au moment où mon ami Boualem Sansal est embastillé en Algérie. Je suis troublé par cette étrange synchronicité. Comme si le roman savait avant moi quelle serait son heure. Ce n’est pas une fatalité, mais cela le deviendra si nous l’acceptons sans combattre l’obscurantisme.

 

Très nostalgique, le roman se déroule dans une ambiance assez crépusculaire, entre chien et loup. Est-ce la raison du choix d’une citation de Patrick Modiano en épigraphe ?

L’œuvre de Modiano m’accompagne depuis ma jeunesse. J’avais dix-huit ans quand je l’ai lu pour la première fois et aussitôt j’ai senti une main fraternelle sur mon épaule. En choisissant un extrait d’Encre sympathique, c’est comme s’il avait posé cette main sur les pages à la fois lumineuses et douloureuses que j’ai arrachées à l’oubli.

 

Mars 25 • Roman • 9782072852206

Dernière parution : Mon enfant, ma sœur • Collection blanche

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