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Chimamanda Ngozi Adichie nous parle de L'inventaire des rêves

LETTRE À SES LECTEURS

 

Chimamanda Ngozi Adichie L’inventaire des rêves

 

« La première phrase de ce roman – « J’ai toujours rêvé d’être connue, telle que je suis vraiment, par un autre être humain » – plane dans mon esprit depuis de nombreuses années. En ce qui me concerne, ce vœu s’est réalisé. J’ai la chance d’avoir été connue ainsi, et pourtant je me demande jusqu’à quel point je l’ai vraiment été. Je m’intéresse par conséquent à ce désir humain souterrain, qui représente également une sorte de solitude inapaisable. Peut-être nous est-il impossible d’être pleinement connus parce que, même à nos propres yeux, nous sommes parfois mystérieux ; au fond, nous nous surprenons souvent nous-mêmes, et nos propres pensées et actions peuvent nous paraître inattendues.

Je savais donc que j’écrirais une histoire dont le cœur battant serait cette phrase. Des années ont passé. Je réfléchissais aussi à la manière dont nous imaginons les autres vies que nous aurions pu mener, même quand nous sommes satisfaits de celle que nous vivons réellement. Le souhait, d’une certaine façon, d’explorer toutes les voies possibles que notre destinée aurait pu emprunter. Puis mon père est mort, et j’en ai été anéantie. J’ai écrit à son sujet et me suis découvert une voix nouvelle, moins circonspecte, plus expansive et plus profonde. Quelques mois plus tard seulement, ma mère est morte, et mon chagrin s’est fait flamme dévorante : au milieu de ce brasier, j’ai recommencé à écrire de la fiction.

L’inventaire des rêves porte sur les désirs entrelacés de quatre femmes, mais d’une manière profondément personnelle, ce roman parle en réalité de ma mère. De la disparition de ma mère. De mon chagrin encore aujourd’hui obstinément naissant, ses prétendues étapes non pas tant amorcées que parfaitement hors de propos, ses contours intacts et inaltérés. Il n’est donc pas étonnant que l’on trouve tant de choses sur les mères et les filles dans L’inventaire des rêves.

Mais l’histoire de ce roman comporte un ultime fi l conducteur. En mai 2011, j’ai entendu parler pour la première fois d’une immigrée guinéenne employée comme femme de chambre dans un hôtel new-yorkais prestigieux. Il était question d’elle aux informations parce qu’elle avait accusé un client de l’hôtel – Dominique Strauss-Kahn, alors directeur du Fonds monétaire international – d’agression sexuelle. Cette histoire m’a fascinée. Elle avait tout du mélodrame vulgaire, obsédant : l’humble femme de chambre, l’homme censé devenir président, son arrestation dans un avion sur le point de s’envoler pour Paris. À mesure que je suivais cette affaire dans les médias, j’étais exaspérée et je ressentais le désir croissant de protéger cette femme. J’ai entrepris d’imaginer sa vie intérieure, ce qui a mené à la création d’un des personnages de ce roman.

L’angoisse, ou une sorte de mal-être créatif, participe toujours du processus d’écriture. Mais, dans le cas de L’inventaire des rêves, il m’a parfois fait l’effet d’être existentiel. J’écrivais beaucoup plus lentement, et les passages dont j’étais satisfaite me paraissaient avoir été plus durement acquis. Je crois qu’il s’agit là de mon roman le plus adulte – non pas au sens propre du terme, à savoir que je suis évidemment plus âgée qu’à l’époque où j’ai composé mes romans précédents, mais plutôt parce que je suis quelqu’un que l’expérience a transformé, qui observe le monde avec le regard lucide d’une orpheline. »