Page précédente
  • Imprimer

Le paquebot de Pierre Assouline. Entretien

« Marseille-Yokohama, plus de 18 000 km, c’est la ligne impériale de la compagnie ! 172 mètres de long, 20 de large, huit entreponts et même un garage pour 5 automobiles ? Quoi d’autre ? Ah oui, les cabines, bien sûr. Huit de luxe avec terrasses, balcons, fenêtres, salle de bains […] Et puis la sécurité, bien sûr, important, la sécurité ! Vingt bateaux de sauvetage dont deux sont munis de la TSF et de moteurs et radeaux de secours… »

Quel est ce paquebot ?

Le Georges Philippar, des Messageries Maritimes, dont je m’empare au moment de sa croisière inaugurale de la ligne Marseille-Yokohama, qui débute le 26 février 1932. Une croisière sans retour puisqu’il fait naufrage dans la nuit du 16 au 17 mai 1932. Tout cela est rigoureusement historique. Donc, comme à mon habitude, je fais la liaison entre mes deux passions, l’histoire et la littérature, je raconte l’histoire à ma manière romanesque. Sans oublier que le Georges Philippar me poursuit depuis trente ans, depuis la biographie que j’ai consacrée au grand journaliste Albert Londres, victime du naufrage.

Qui est Jacques-Marie Bauer, le narrateur ?

Officiellement, il est bibliophile et libraire d’ancien. C’est quelqu’un de très discret, très effacé – j’aime assez ce côté effacé, qui permet de faire ressortir les autres personnages. Me ressemble-t-il par certains aspects ? Peut-être, entre autres choses sa détestation des clichés et des lieux communs est aussi la mienne – je n’en dirai pas plus. Il aime observer, il voyage seul, tout du moins au départ, et passe son temps à regarder les autres, parfois d’un œil critique, parfois d’un œil admiratif, amical, bienveillant.

Un paquebot en mer, c’est le huis-clos par excellence…

Après l’appartement des Invités, le grand hôtel de Lutetia et le château de Sigmaringen, j’avais à nouveau envie de raconter une histoire de huis-clos. Il y a quelque chose de théâtral dans le huis-clos, et on sait avec quelle facilité le théâtre passe de la comédie à la tragédie. Il en va de même avec une croisière en mer, à la fois très théâtrale – les passagers de 1re classe sont en représentation permanente – mais pouvant basculer dans le drame, comme ce fut le destin du Georges Philippar.

Vous avez également choisi une époque bien particulière…

L’entre-deux-guerres fut l’âge d’or des paquebots et des croisières – rien à voir avec les actuels HLM des mers ! À cette époque, les grands paquebots étaient d’un luxe absolu, qu’il s’agisse du décor, du confort, de la grande cuisine… Véritables ambassadeurs du grand goût national, ils reflétaient la rivalité qui régnait alors entre les compagnies maritimes. L’époque est également très intéressante d’un point de vue politique. Au printemps 1932, on n’est qu’à quelques mois de la prise du pouvoir par Hitler, et une croisière comme celle-ci réunit des passagers venus de toute l’Europe, des Allemands qui défendent Hitler, des Italiens qui vivent depuis dix ans sous Mussolini, des Français, bien sûr, qui apprennent avec stupeur l’assassinat du président de la République… 1932 est l’année où tout va basculer, le naufrage du paquebot préfigure celui de l’Europe.

Autre nuage noir, l’ombre du Titanic plane sur cette croisière…

Il a coulé vingt ans plus tôt, presque jour pour jour. Vingt ans, ce n’est rien, le drame est toujours ancré dans les esprits. Le narrateur y pense en permanence, il a un côté Cassandre, il n’arrête pas d’annoncer le pire, considère les multiples défaillances techniques comme autant de signes avant-coureurs de la catastrophe, mais personne ne veut l’écouter. Pourtant, les naufrages de paquebots étaient alors assez courants, et la plupart n’ont guère fait de victimes. Dans le cas du Georges Philippar, le bilan est d’une cinquantaine de morts sur quelque 750 passagers et 250 membres d’équipage, c’est peu en comparaison des 1 500 victimes du Titanic. Si son naufrage a fait couler autant d’encre, c’est surtout en raison du décès d’Albert Londres, très connu et très aimé, et du mystère qui plane encore sur le contenu des dossiers qu’il rapportait de Chine.

Écrivain, membre de l’Académie Goncourt, Pierre Assouline est l’auteur d’une trentaine de livres, notamment des romans (Lutetia, Sigmaringen, Tu seras un homme, mon fils…) et des biographies (D. H. Kahnweiler, Paul Durand-Ruel, Henri Cartier-Bresson…). Il a reçu le prix Méditerranée 2011 pour Les vies de Job. Journaliste, il est chroniqueur à L’Express et à L’Histoire.

Entretien réalisé avec Pierre Assouline à l’occasion de la parution du Paquebot.

  © Gallimard