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Chevreuse de Patrick Modiano. Entretien

« Si la carte d’état-major contredisait sa mémoire des lieux, c’était sans doute qu’il avait fait plusieurs passages dans la région à des périodes différentes de sa vie et que le temps avait fini par raccourcir les distances. D’ailleurs, on disait que le garde-chasse du château de Mauvières avait habité, jadis, la maison de la rue du Docteur-Kurzenne. Et voilà pourquoi cette maison avait depuis toujours été pour lui comme un poste-frontière, la rue du Docteur-Kurzenne marquant la lisière d’un domaine, ou plutôt d’une principauté de forêts, d’étangs, de bois, de parcs, nommée : Chevreuse. Il tentait de reconstituer à sa manière une sorte de carte d’état-major, mais avec des trous, des blancs, des villages et de petites routes qui n’existaient plus. Les trajets lui revenaient peu à peu en mémoire. L’un d’eux, en particulier, lui semblait assez précis. Un trajet en voiture, dont le point de départ était un appartement aux alentours de la porte d’Auteuil. »

Vous avez placé en exergue une citation de Rainer Maria Rilke sur le thème de la mémoire qui s’efface. Pourquoi ce choix, alors que le roman met en scène la mémoire qui revient ?

Dans ce poème, Rilke évoque tout ce qu’a ressenti un enfant au contact des adultes sans comprendre très bien, sur le moment, ce qui se passait autour de lui. Bosmans, le personnage de mon roman, éprouve la même difficulté à mettre au clair des souvenirs d’une certaine période de sa vie qui ressurgissent brusquement.

Bosmans, le narrateur, évolue dans un milieu ambigu où les gens « sonnent faux », où les présences féminines sont à la fois protectrices et menaçantes. Est-il victime d’un coup monté, ou de sa propre imagination qui altère la réalité ?

Peut-être les deux à la fois. Le hasard a fait que, quinze ans après, Bosmans se soit trouvé en présence de personnes troubles qui étaient au courant de certains détails insolites de son enfance. Et à partir de là, va se jouer entre eux et lui un jeu du chat et de la souris. On peut aussi bien penser que ces gens ne sont que des fantômes qui lui permettent de faire resurgir ses souvenirs, mais attisent aussi son imagination.

À la fin, rien ne s’explique tout à fait. Diriez-vous qu’une part de notre propre vie nous restera à jamais inconnue ?

L’enfance est souvent une période de notre vie qui nous restera en partie inconnue, et même énigmatique.

Vous évoquez l’alternance jour-nuit qui semble faire d’un même lieu deux lieux différents. S’agit-il de l’opposition classique rêve-réalité, ou de deux réalités parallèles ?

Bosmans se rappelle une période de sa jeunesse où il marchait dans une lumière qui donnait aux personnes et aux rues une très vive phosphorescence. Cette lumière est sans doute celle de son imagination. Ces personnes et ces rues auraient peut-être semblé d’une grande banalité à quelqu’un d’autre que lui.

Pourrait-on dire que ce roman a une dimension topographique ?

En effet, Bosmans évoque une carte d’état-major avec des trous, des blancs, des villages et des petites routes qui n’existent plus. Je crois que nous portons tous en nous la carte d’une province secrète que nous avons oubliée.

Les montres sont très présentes ici, en particulier une certaine montre à multiples cadrans dont les aiguilles peuvent tourner à l’envers. Quel rapport entretenez-vous avec ces instruments ?

La montre à multiples cadrans est un souvenir très précis de mon enfance. Comme dans le roman, son propriétaire me la prêtait souvent pour que je la mette à mon poignet.

Vous écrivez « la prose et la poésie ne sont pas faites simplement de mots mais surtout de silences ». Serait-ce la clé de votre style ?

Les corrections que je fais sur un manuscrit ne sont jamais des rajouts, mais toujours des suppressions, et cela crée ce que l’on pourrait appeler des trous de silence.

Patrick Modiano est né en 1945. Il a reçu le prix Goncourt en 1978 pour Rue des boutiques obscures et le Prix Nobel de littérature en 2014 pour l’ensemble de son œuvre. Il a publié récemment aux Éditions Gallimard Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier (collection Blanche, 2014, Folio n°6077), Souvenirs dormants (collection Blanche, 2017, et Folio n°6686) et Encre Sympathique (collection Blanche, 2019).

Entretien réalisé avec Patrick Modiano à l'occasion de la parution de Chevreuse.

© Gallimard