L'amour la mer de Pascal Quignard. Entretien
« Dans la nuit quatre hommes, quatre perruques, quatre nez, huit lèvres, quarante doigts, les ongles ras, éclairés par les minuscules flammes des bougies de suif accrochées aux chevalets des partitions. Il ne semble pas que les musiciens jouent ces longs rouleaux blancs qui sont autant de vagues qui se déroulent dans la nuit sous leurs yeux. On a plutôt le sentiment qu’ils lisent, ou même qu’ils sont partis ailleurs, très loin ailleurs. Ou qu’ils comptent le temps. Ou simplement qu’ils chantonnent intérieurement leur partie avant de la faire sonner. »
Le roman se construit sur une forme de jeu de miroirs où l’on ne sait jamais très bien si l’on voit vivre les personnages ou si l’on contemple un tableau qui les représente…
Oui, c’est comme un approfondissement. Derrière l’anomie de la France de 2020 sont irrésistiblement remontées les années de la guerre civile de 1650. Derrière les guerres de religion effarantes entre catholiques et protestants, et jansénistes, de nouvelles guerres de religion moins féroces mais tout aussi toxiques. Derrière l’épidémie de Covid, l’épidémie de peste. Derrière les gilets jaunes, la Fronde. J’ai perdu beaucoup de proches. Mon petit frère violoncelliste est mort (mars 2020) quand j’ai commencé à écrire ce roman. À cause de ce deuil la musique elle-même s’est approfondie dans ce livre. Ces reflets ou ces vertiges dans le temps me fascinent.
Le silence est permanent tout au long du texte, mais ce silence semble malgré tout résonner d’une basse continue qui pourrait être le bruit de la mer…
Le bruit de la mer dans tout le final du roman, mais d’abord l’invention de la musique baroque qui naît juste à cet instant. Car souvent, dans les périodes les plus troubles que les sociétés connaissent, l’art s’élève à son plus haut. Plus l’anomie est grande, plus l’état créatif est libre. Musique, mais aussi littérature, peinture. Le 2 janvier 1652 Georges de La Tour meurt à Lunéville de la peste. Le 4 janvier 1652 Jacqueline Pascal s’enfuit de la maison familiale pour rejoindre Port-Royal des Champs. Le roi, le gouvernement, la cour, chassés de Paris, errent dans les banlieues. Avec toutes les barriques qu’on peut trouver dans la capitale on dresse les premières « barricades ». En juillet c’est la Journée du Feu. La Rochefoucauld est blessé à l’œil et doit vivre enfermé dans une chambre noire, totalement obscure, sans voir la lumière du jour. Au mois d’août, le luthiste Blancrocher dégringole dans son escalier rue des Bons-Enfants et meurt, écrasant au bas des marches son théorbe. Froberger, qui est présent, se précipite mais ne parvient pas à le sauver. Froberger compose le Tombeau de Monsieur de Blancrocher qui est la première « suite » du monde baroque. Le contraste mais aussi la condensation entre le cours de l’Histoire et l’art est toujours étonnant.
À la question « C’est quoi, être libre ? », il est répondu « C’est s’enfuir de tout. » Les personnages du roman sont-ils autant d’incarnations de cette vision de la liberté ?
Oui. Le départ, le coup de foudre, la naissance, le commencement, l’origine, il n’y a que ça qui compte. L’élan. Le chat qui saute. Thullyn qui adore la mer, qui plonge dans la mer. C’est le même mouvement qui a porté le taoïsme, le bouddhisme, le christianisme : partir, gagner les déserts, les forêts, les montagnes, fonder les ermitages, les monastères, les abbayes, les chartreuses, protéger les livres, les arts, les valeurs.
C’est un roman qui se clôt sur l’amour. L’amour reste-t-il cette longue séparation incompréhensible que vous décrivez ?
Je ne sais pas pourquoi les héros se séparent deux fois. Eux-mêmes, Thullyn et Hatten, ne savent pas pourquoi ils se séparent. Oui, il y a quelque chose d’une séparation impossible à combler dans la sexuation. Un détroit infranchissable qui peut être franchi mais qui est extraordinairement difficile et dangereux. Quand j’étais tout petit la jeune Allemande qui s’occupait de moi est partie brusquement, du jour au lendemain : ce fut une séparation incompréhensible (j’ai su plus tard que tout simplement elle n’avait pas pu faire renouveler son permis de séjour en France) mais je n’ai rien compris, anorexie, dépression du nourrisson, manger dans le noir… tout est remonté en écrivant ce roman. Vous savez, une séparation incompréhensible, la mort est aussi cela, de façon aussi lumineuse que déchirante.
Pascal Quignard, né en 1948, vit à Paris. Auteur de plusieurs romans dont Le salon du Wurtemberg, Tous les matins du monde, Terrasse à Rome, Villa Amalia, et de nombreux essais comme Petits traités et Dernier royaume, il a reçu le prix Goncourt 2002 pour Les Ombres errantes.
Entretien réalisé avec Pascal Quignard à l’occasion de la parution de L'amour la mer.
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