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Le secret de Sybil de Laurence Cossé. Entretien

« De dix à quatorze ans, j’ai connu l’amour. Je ne le savais pas, j’aurais dit qu’il s’agissait d’amitié. J’ai fait le rapprochement bien plus tard, après m’être essayée à ce qu’il est convenu d’appeler amour : ce que j’avais connu à dix ans n’était pas d’une autre nature. À ceci près qu’il n’entrait dans la joie d’alors ni saisons ni brouillards, ce qui est rarement le cas entre adultes. C’est la sécurité affective dont j’ai le souvenir, la sécurité absolue nous baignant comme une mer chaude qui me fait appeler amour ce que nous avons partagé, Sybil et moi. Nous vivions là un privilège, une grâce que je ne pensais pas en ces termes mais dont toutes les fibres de mon être étaient sûres. »

Ce livre est-il à ranger dans la catégorie « romans et récits », dans la catégorie « mémoires », ou s’agit-il plutôt d’un « tombeau » en l’honneur d’une amie défunte ?

Écartons « mémoires », sans rapport avec ce que j’ai voulu faire. « Tombeau » exprime au contraire exactement que j’ai tenté ici : mais on n’affiche plus ce genre sépulcral sur une couverture de livre. « Roman ou récit » ? Ce que je préférerais, ce serait l’absence de mention d’un genre. Attribuer un genre à un livre n’est pas toujours simple. Dès lors qu’il est écrit comme un roman, un récit appartient au genre romanesque. Ici, évoquant un lien fondateur dans ma vie, j’ai écarté le souci d’exhaustivité, retenu quelques-uns des protagonistes, traité une problématique entre autres (connaît-on jamais quelqu’un ?) : si c’est un récit, il est lacunaire. Et il inclut une part de fiction que je suis moi-même incapable d’identifier. Tout ce que j’ai écrit me semble fidèle à ce que fut « l’histoire vraie », mais la mémoire est romancière, et ce qu’elle nous donne pour vrai largement imaginaire.

La plupart de vos romans abordent la question du pouvoir sous ses diverses formes. Considérez-vous que ce livre s’inscrit dans cette thématique ou qu’il s’agit d’un pas de côté ?

Dans ce livre, je raconte comment j’ai compris il y a peu que mes romans traitent non pas du pouvoir mais du machisme – l’un et l’autre ayant coïncidé jusqu’à une date récente. En traiter n’a jamais été délibéré de ma part. Chaque fois j’ai pensé aborder un sujet sans rapport, et constaté après coup que c’était encore une variation sur le pouvoir-machisme. Le machisme est écrasant et ravageur depuis la nuit des temps, il n’est pas étonnant que je l’évoque. Le thème court dans Le secret de Sybil.

N’y a-t-il pas un mystère de l’amitié enfantine, qui semble transcender toute affinité rationnelle, bien loin de ces « points communs » plus ou moins intéressés sur lesquels se focalisent les adultes ? Serait-ce en cela que vous parlez d’amour plutôt que d’amitié ?

Amitié ou amour, voilà un autre distinguo discutable. Il peut y avoir beaucoup d’amour dans une amitié, beaucoup d’amitié dans un amour. Le mystère leur est commun : l’une et l’autre élection restent souvent inexplicables, et surprenantes pour les tiers. Les amours adultes me semblent d’ailleurs apparier des personnes plus souvent complémentaires que semblables. Quant à l’histoire ici évoquée, à la vérité, les points communs y étaient essentiels. Sybil et moi, nous aimions l’étude, mais surtout la lecture, et par-dessus tout les romans. Et deux activités nous ont comblées, au cours des heures que nous avons passées ensemble pendant des années : quand nous ne lisions pas l’une à côté de l’autre, nous nous parlions.

Un jour, Sybil vous confie le manuscrit d’un roman qui sera jugé impubliable. Bien plus tard, vous découvrirez qu’il s’agissait d’une forme de confession qui révélait son secret à mots couverts. Avez-vous eu le sentiment d’être « passée à côté » ?

Le fait est que je suis passée à côté. J’ignorais le secret et la souffrance de Sybil. Je connaissais sa passion pour la littérature et son désir d’écrire. Elle m’a demandé de présenter un manuscrit à des éditeurs – sans du reste me demander ce que j’en pensais. C’était une espèce de poème, très peu explicite sur le fond. J’ai été arrêtée par des affèteries stylistiques agaçantes et je n’ai pas compris qu’une profonde douleur cherchait à se dire dans ce texte. Les trois éditeurs qui ont lu ce manuscrit ne l’ont pas perçu plus que moi.

Laurence Cossé est l’auteur de romans, dont Le coin du voile, La femme du Premier ministre, Au bon roman, de nouvelles, de pièces pour le théâtre et la radio. Elle a obtenu en 2015 le Grand Prix de littérature de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre.

Entretien réalisé avec Lauence Cossé à l’occasion de la parution de Le secret de Sybil.