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Dans les pas de Hannah Arendt de Laure Adler. Entretien

Rencontre avec Laure Adler, à l'occasion de la parution de Dans les pas de Hannah Arendt en septembre 2005.

Entreprendre la biographie de Hannah Arendt, c'est aussi retracer un siècle d'histoire politique, philosophique…

Laure Adler — Je ne pensais pas que cela me mènerait si loin, me prendrait autant d'énergie morale et physique, qu'à travers elle je devrais affronter des questions autour desquelles je tournais depuis longtemps sans le savoir, comme le problème du génocide. Au départ, je voulais simplement rendre hommage à une femme exceptionnelle qui a affronté de sombres temps. En cours de route, c'est devenu une interrogation existentielle permanente.
À plusieurs reprises, j'ai cru que j'allais laisser tomber — parce qu'elle était trop forte à tous points de vue : moralement, intellectuellement, théoriquement. Heureusement, j'ai été soutenue par des gens qui la connaissaient bien.

En vous ouvrant des archives inédites ?

Laure Adler — Oui, comme l'a fait Jerome Cohn, l'exécuteur testamentaire de Hannah Arendt qui fut aussi son dernier assistant. Ou encore Paul Ricœur, qui l'a très bien connu lorsqu'ils enseignaient tous deux à l'Université aux États-Unis, et qui m'a confié : « Hannah ? À la fin de ses cours, je venais la chercher, parce qu'elle tremblait comme une feuille, et je la prenais dans mes bras. C'était une femme très fragile, que ses collègues haïssaient et dont ils disaient beaucoup de mal. Moi, je faisais ce que je pouvais pour l'aider. » Ce fut une révélation : celle que je prenais pour une femme forte, presque autoritaire, n'était absolument pas l'icône que j'imaginais.

Vous insistez beaucoup sur l'histoire d'amour entre Hannah Arendt et Martin Heidegger…

Laure Adler — C'est Jacques Derrida qui m'a ouvert les yeux en me confirmant qu'il ne s'agissait pas d'un cliché, mais d'une des plus grandes histoires d'amour de l'histoire de l'humanité.
Pour Hannah, c'est le moment où sa vie bascule, où l'existence prend un sens pour elle. Jusque-là, c'était une jeune fille très suicidaire, très tourmentée. Quand elle rencontre Martin Heidegger, elle sait qu'elle est un génie à sa manière. Mais elle est en train de sombrer, de s'asphyxier dans une boue existentielle. Et là, il va se passer quelque chose de déterminant, d'essentiel, qui n'arrive que très rarement : elle va comprendre qu'elle peut à la fois aimer et penser. Et ça ne va plus jamais la quitter. Pour elle la pensée va devenir une activité érotique et l'amour une activité intellectuelle.

De la même façon, vous parlez à plusieurs reprises de « l'éros de l'amitié »…

Laure Adler — Elle entretenait avec ses amis des relations très intenses, morales mais aussi physiques, quasi érotiques, ainsi avec Hilde Fraenkel, à qui elle envoyait de véritables lettres d'amour.
Sans eux, elle n'aurait pas survécu. Pour elle, l'amitié était un peu comme le filet des trapézistes : une protection qui lui permettait par ailleurs toutes les audaces. C'était aussi une nourriture vitale.
 
À travers ces aspects plus intimes, vous révélez la femme derrière la philosophe…

Laure Adler — J'ai commencé par travailler comme je n'avais jamais travaillé de ma vie, à étudier ses textes, à m'enfouir dans les livres… Un jour, il y a eu un déclic, je me suis dit : « Mais au fond, elle n'a jamais rien écrit de tout ce qu'elle a vécu. Pourquoi ? » C'est de là que le livre est né, de cette envie de mettre mes pas dans les siens, de faire coïncider ce qu'elle a écrit et ce qu'elle a vécu.

Justement, elle a ponctué chaque moment de son existence par des poèmes…

Laure Adler — Je les trouve très beaux. Elle plaçait la poésie par-dessus tout et n'a jamais cessé d'en écrire. Je crois que ses poèmes constituent sa colonne vertébrale intellectuelle, traduisent le mieux son rapport au monde. Ils lui ont permis, aux moments où elle allait le plus mal, de respirer.

© Éditions Gallimard