La décision de Karine Tuil. Entretien
« Je me nomme Alma Revel […]. Je suis juge d’instruction antiterroriste. Il y a trois mois, dans le cadre de mes fonctions, j’ai pris une décision qui m’a semblé juste mais qui a eu des conséquences dramatiques. Pour moi, ma famille. Pour mon pays. On se trompe sur les gens. D’eux, on ne sait rien, ou si peu. Mentent-ils ? Sont-ils sincères ? Mon métier m’a appris que l’homme n’est pas un bloc monolithique mais un être mouvant, opaque et d’une extrême ambiguïté, qui peut à tout moment vous surprendre par sa monstruosité comme par son humanité. »
Quelle est la genèse de ce livre ?
Ce roman est dans la continuité du précédent Les choses humaines, j’y poursuis mon exploration de la justice à travers le quotidien de juges d’instruction antiterroristes cette fois. Je voulais écrire le portrait d’une grande juge, une femme de pouvoir soumise à des choix qui ont des conséquences sur la sécurité et l’avenir de la nation. On la voit subir une pression de tous les instants, la haine, les menaces, ses propres doutes…
La narratrice se retrouve face à des choix cruciaux, dans sa vie professionnelle comme dans sa vie privée. À ce propos, vous citez Milan Kundera, « Il n’existe aucun moyen de vérifier quelle décision est la bonne… ». Toute décision, même mûrement réfléchie, tiendrait-elle plus du pari que de la raison ?
Il y a une part de raison et une part d’instinct dans toute décision. Alma Revel, la juge, se prononce chaque jour sur le sort de jeunes de retour de Syrie notamment, elle se fie à des charges mais a peur de se tromper. Au pôle d’instruction antiterroriste, une simple erreur de procédure peut être fatale et, une décision, entraîner des événements dramatiques. Elle doit, par ailleurs, faire un choix qui concerne sa vie privée. À ses conflits professionnels s’ajoute un conflit d’ordre intime : elle vit une passion amoureuse avec un avocat qui représente l’un de ses mis en examen.
En tant que juge d’instruction, elle est confrontée chaque jour à l’insoutenable, mais continue à faire confiance à la nature humaine. Naïveté, ou refus de la loi du talion au nom de la civilisation ?
Alma Revel est une femme de convictions, peut-être idéaliste par moments, mais profondément lucide et humaniste. Elle refuse de céder à une gestion mécanique de ses dossiers. Elle a une vraie réflexion sur la prison, la privation des droits au nom de l’état d’urgence. Elle n’est pas naïve, elle perçoit la dangerosité de certains de ses mis en examen mais elle veut croire à une rédemption possible, en particulier quand elle a face à elle des détenus de dix-sept ans qui lui assurent qu’ils regrettent leur départ et la supplient de leur donner une nouvelle chance. Elle sait également que l’un d’entre eux peut, le lendemain, commettre un attentat. Ses cas de conscience sont quotidiens.
Le roman repose sur une enquête auprès de différents acteurs de l’antiterrorisme. Au-delà de l’intrigue, peut-on aussi le lire comme un reportage sur leurs méthodes et leurs champs d’action ?
Cela fait longtemps que je m’intéresse au terrorisme, j’ai assisté à de nombreux procès, depuis 2007. Dans ce livre, je voulais aller plus loin : dévoiler ce qu’il y a dans la tête d’un jihadiste à travers les interrogatoires menés par les juges et les agents du renseignement. On évoque souvent les procès, les auteurs d’attentats, les victimes ; plus rarement ces hommes et ces femmes de l’ombre qui dirigent les enquêtes, interrogent les mis en examen, les complices, reçoivent les familles des victimes. Pour ce texte, j’ai travaillé au plus près du réel… Je souhaitais raconter les états d’âme de ces juges, leur confrontation quotidienne avec la noirceur humaine, leur sentiment d’impuissance face à des victimes ou des familles ravagées, je suis restée fidèle à leur réalité, mais c’est avant tout un roman hanté par des conflits éthiques, moraux – sans doute l’expérience humaine et littéraire la plus intense que j’aie vécue.
Romancière, Karine Tuil vit et travaille à Paris. Elle est l'autrice de douze romans, dont récemment, aux Éditions Gallimard, L’insouciance et Les choses humaines, prix Goncourt des lycéens et prix Interallié 2019, adapté au cinéma par Yvan Attal.
Entretien réalisé avec Karine Tuil à l’occasion de la parution de La décision.
© Gallimard