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Et moi, je vis toujours de Jean d'Ormesson. Entretien

« Tantôt homme, tantôt femme, je suis, vous l’avez déjà deviné, je suis l’espèce humaine et son histoire dans le temps. Ma voix n’est pas ma voix, c’est la voix de chacun, la voix des milliers, des millions, des milliards de créatures qui, par un miracle sans nom, sont passés par cette vie. Je vole d’époque en époque, je livre mes souvenirs. Je parle de Ramsès II, de Moïse, d’Homère, de Platon et d’Aristote, d’Alexandre le Grand parce qu’ils tiennent une place considérable dans ce que vous êtes devenus. »
 

Cette « histoire de l’Histoire », est-ce vraiment un roman ?
Un roman, oui, parce que ce n’est ni un livre d’histoire ni un roman historique. C’est un roman sur l’Histoire. Et ce personnage tantôt narrateur, tantôt narratrice, qui passe de siècle en siècle est éminemment romanesque.
Ma thèse est qu’il n’y a qu’un roman et un seul : l’Histoire. Tous les autres ne sont que des fragments de cette grande épopée, la plus magnifique du monde parce qu’il n’y en a pas d’autre.

Dès les premières pages, nous accompagnons les premiers pas de l’homme primitif qui s’éveille à la conscience…
Ces débuts de l’humanité sont par définition romanesques, parce que nous n’en savons pas grand-chose. J’ai souvent demandé à des spécialistes : « Mais quand arrive le langage ? » Personne ne peut répondre, et de toute façon il n’y a pas de date. Il y a une date des origines de l’Univers, de l’origine de la vie, que nous ne connaissons certes pas. Mais le développement du langage, de la pensée, de l’écriture, cela a dû prendre des milliers d’années. J’ai eu envie de faire œuvre d’imagination en le racontant en accéléré. D’ailleurs, tout le livre est un accéléré.

Un accéléré tourbillonnant comme un roman de cape et d’épée…
L’Histoire, quelle extraordinaire aventure ! Inutile de chercher ailleurs, elle contient en effet tous les romans de cape et d’épée. Tous les romans de science-fiction aussi, parce qu’ils sont l’histoire à venir, celle de nos descendants qui seront des espèces de robots bardés de puces. Tout ce que la science peut faire, elle le fera. On va pousser des grands cris, mais ça se fera.

Vous mettez en lumière des événements concomitants, que l’on ignore ou que l’on sous-estime souvent…
Ce thème du « en même temps » est essentiel. Un exemple : saint Thomas d’Aquin était le neveu de l’empereur d’Allemagne Frédéric II, créateur du premier grand empire moderne, lui-même contemporain de Philippe Auguste, de saint François d’Assises, d’Averroès, de Maïmonide, et aussi d’un homme magnifique, Saladin, ce grand guerrier musulman devenu un héros de la littérature chrétienne, comme Roland de Roncevaux ou Charles Martel.

On assiste également au surgissement de la technologie, qui bouleverse le monde plus profondément que tous les puissants de la Terre…
En effet, deux choses ont pris la place des conquérants : le peuple, et la technologie, qui vient écraser le pouvoir politique et économique. Heisenberg, Bohr ou Einstein sont aussi importants dans l’histoire de l’humanité que Napoléon ou Frédéric II. Et l’on assiste au remplacement de la figure du grand politique, et probablement du grand écrivain et du grand artiste, par Apple, Facebook et consorts.

Le livre met en valeur les moments d’apogée d’un pays, d’une culture…
En même temps, rien n’échoue comme le succès. Le succès est un signe de décadence, les choses montent vers l’apogée, et tout ce qui monte, tout ce qui est beau, ce qui est grand, est déjà condamné. Vue ainsi, l’Histoire est quelque chose de métaphysique.

Propos recueillis en novembre 2017.

Entretien réalisé avec Jean d'Ormesson, en novembre dernier, à l'occasion de la parution de Et moi, je vis toujours.

© Gallimard