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Mon frère de Daniel Pennac. Entretien

«Seize mois plus tard il me manquait encore quotidiennement. Mais il s’invitait souvent. Avec tact, je dois dire. Il s’installait discrètement en moi. Mon cœur n’accusait plus le coup. Les larmes ne venaient plus. Mon frère débarquait à brûle-pourpoint et mon chagrin avait cessé de le rejeter. L’émotion se faisait accueillante.  Je l’acceptais en l’état.  Je constatais sa présence parce qu’une bagnole me doublait à toute allure sur l’autoroute du Sud. Cette flamme qui me frôle, ce point rouge si vite à l’horizon, l’écho tenace de l’échappement, je viens d’être doublé par l’exact contraire de mon frère.»

Qui était ce frère, « exact contraire » d’une Ferrari ?
C’est étrange de dire de quelqu’un qu’il est le contraire d’une Ferrari ! En fait, ce bolide m’a fait a contrario penser à mon frère qui disait toujours « on ne va tout de même pas ajouter à l’entropie… »
J’ai perdu ce frère, Bernard, en 2007. Dix ans plus tard, en juillet 2017, je me suis réveillé à cinq heures du matin, avec en tête le souvenir très précis de cette scène sur l’autoroute. Je me suis immédiatement mis à l’écrire, et tout le reste du livre a suivi comme allant de soi.

À la lecture, on a le sentiment que chaque souvenir de Bernard ouvre sur un extrait de Bartleby, et que chaque extrait déclenche un autre souvenir…
Mon adaptation de Bartleby et mes souvenirs de Bernard se sont entremêlés selon un rythme qui s’est imposé de lui-même. Tout cela est tissé, absolument indémêlable, aussi mécaniquement enchaîné que le « marabout-bout de ficelle ». Et pourtant, après l’avoir réécrit et relu cinquante fois, je ne m’attends jamais au chapitre qui va suivre.

Le livre aborde aussi la relation entre le comédien —  vous en l’occurrence — et son public…
J’ai été très touché par le désarroi où le personnage de Bartleby laissait le public. Le public, que l’on peut considérer comme un individu collectif, a besoin d’explication, de finalité, de sens. Et Bartleby renvoie chacun des spectateurs à sa propre solitude ontologique.

Jouer Bartleby sur scène était-il un hommage, conscient ou inconscient, à votre frère ?
Pas exactement un hommage…  C’était plutôt comme si je jouais avec lui, comme s’il était dans la salle. Parce qu’il était timide, il était très fier que je fasse du théâtre, que je m’expose sur scène. Bernard avait vraiment un côté Bartleby, ce côté I would prefer not to, « je préférerais pas ». S’il était un personnage littéraire, il serait à classer du côté des non-désirants. En fait, il était absolument inapte à la consommation futile. Y compris le carriérisme, les mondanités… Rien de tout ça ne l’intéressait.

Est-ce un texte sur le deuil, aussi ? 
Quand on perd ce compagnon qu’est un frère aîné qui vous a accompagné toute votre vie, il y a une trahison du sort. C’est un deuil très particulier. J’ai vraiment eu l’impression que la terre s’ouvrait sous mes pieds. D’ailleurs, dans les semaines qui ont suivi sa mort, je suis tombé d’une falaise…
En tout cas, c’est un livre d’amour. Bernard est la personne que j’ai aimé le plus nettement, sans jamais d’arrière-pensée ou de ressentiment dans aucun domaine. En soixante années, nous ne nous sommes jamais disputés. Avec lui, tout ce qui aurait pu créer du conflit créait de la connivence. C’est très étrange, comme une gémellité.

Est-ce que Bernard ne s’est pas finalement effacé parce qu’il se demandait ce qu’il faisait dans l’existence ?
Bernard avait un côté « apparition ». Son royaume n’était pas de ce monde. Ce qui le touchait dans la vie, c’était l’innocence menacée, martyrisée. Non pas l’innocence au sens moral du terme, mais l’innocence de la vie en elle-même. Quand on menaçait la vie ou la liberté, c’était le malheur. Je n’ai jamais rencontré dans ma vie de personne qui me paraisse plus humainement juste. Là où Bartleby incarne une fin de non-recevoir globale, absolue, Bernard incarnait une fin de non-recevoir de la connerie !

Entretien réalisé avec Daniel Pennac à l'occasion de la parution de Mon frère.

© Gallimard