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Michel Déon (1919-2016)

« Le roman est l'outil idéal qui nargue le temps et l'espace. Il interprète l'irréalité pour en faire de la réalité, ou le contraire. Divagation, intuition, condamnation, délire ou pure complaisance de l'auteur envers soi-même, le roman est tout à la fois. Il mérite seulement quelques soins de son créateur et la complaisance d'un lecteur idéal. » Le romancier et académicien Michel Déon, auteur des Poneys sauvages, d'Un taxi mauve et du Jeune Homme vert, s'est éteint le 28 décembre 2016. Sa vie vagabonde entre la France, la Grèce et l'Irlande a nourri ses livres et provoqué son imagination.

Michel Déon dans le jardin des Éditions Gallimard. Photo Jacques Sassier © Éditions Gallimard

Œuvres de Michel Déon aux Éditions de la Table Ronde ; › aux Éditions Gallimard

« Le classicisme de Jacques Chardonne n'exigeait pas de lui qu'il se déplaçât en dehors de France. Celui, plus nerveux, de Paul Morand s'accommodait, au contraire, de vagabondages planétaires. Michel Déon, qui écrit avec la mesure du premier et la ferveur du second, est un homme qui va à l'étranger pour connaître d'autres sollicitations que celles de la France contemporaine il a beau l'aimer, il lui faut revoir les sources grecques et se plonger dans les brumes irlandaises; parfois aussi, il prend la température des excès américains. Lorsque le temps vient de retrouver les méandres de la Seine ou les lenteurs délicieuses de la Loire, il garde cette sorte de distance toute de pudeur, qui marque chacun de ses livres. L'exotisme peut ainsi se métamorphoser en familiarité parcourue de surprises. » Alain Bosquet, « Bagages pour Vancouver, de Michel Déon (La Table Ronde) », La NRF n° 394, novembre 1985.

Michel Déon évoque les éléments qui ont nourri son écriture : l'imagination et la sensibilité, les paysages, les influences poétiques.

Il faut une sacrée dose de naïveté pour entreprendre un roman

 « En y réfléchissant, j'ai passé bien plus de temps dans mon existence à travailler qu'à courir les routes, mais si je comptabilisais les heures à ma table, je ne trouverais en bas de l'addition que les livres qui en sont le fruit. Une vingtaine au plus. Ce n'est pas excessif. On ne doit pas abuser de la permission de publier. Si peu que ce soit en près de quarante ans d'écriture je pense avec plaisir aux journées de travail. Les premières furent certainement les plus heureuses. Je n'ai pas souvenir de longues batailles avec les mots lors de mes débuts. Sans doute parce que le journalisme contraint et habitue à écrire vite sur une matière donnée, sans doute parce que, pour mes premiers livres, j'avais plus à faire avec l'imagination et la sensibilité. Au fil des ans, l'imagination refroidit et la sensibilité durcit. Le langage, qui n'était qu'un moyen, a tendance à devenir une fin, même une fin en soi. On s'est enrichi pour découvrir qu'on s'appauvrit et que la création passe par un autre stade. Il y a peut-être un moment d'équilibre parfait pour un écrivain quand sa faculté créatrice est encore impulsive, que les mots qu'il trie prennent une valeur sacrée et qu'il se met à en inventorier le contenu exact, à en caresser la musique. La maturité engendre le doute. Un jeune écrivain matelassé de dictionnaires et de manuels du bien écrire est un futur fruit sec. Il prend le problème à l'envers et a des chances d'étouffer l'expression avant qu'elle naisse et qu'il l'ait identifiée. Il n'écrira rien d'autre, ou si, par hasard, une critique bienveillante l'a encouragé, il se répétera avec une complaisance vite intolérable. Trop tôt il a maîtrisé un langage que la vie n'irriguait pas. Plus tard… c'est une autre affaire. La conscience de soi, le jugement, le discernement prennent le pas sur l'imagination. Les idées pour s'imposer ressentent le besoin aigu d'une forme. Tout ce que l'on croyait savoir est oublié au nom d'une autre expérience plus réfléchie et personnelle. Entre-temps un homme est né. Kléber Haedens disait qu'il faut une sacrée dose de naïveté pour entreprendre un roman. »

Michel Déon, Bagages pour Vancouver, dans Pages françaises, Gallimard, 1999

De l'importance des paysages  

« Je me suis promené en Europe avec peu de bagage. De quoi un écrivain a-t-il besoin ? Une table, une rame de
papier, un stylo. C'est vrai que les tables ont toujours été orientées vers le large, que ce soit la mer à Spetsai, la
campagne en Irlande, la forêt de Sintra au Portugal. Si j'écrivais au fil de la plume, je me contenterais d'un mur
pour n'être pas distrait, mais je n'écris pas au fil de la plume, je lève souvent la tête et, comme on disait dans mes bulletins scolaires, je "musarde". Vivre de ses écrits ne saurait occuper toutes les minutes d'une journée. On prend son temps, on se laisse distraire, on perd même la continuité du discours, comme pour s'écarter un instant, prendre du recul et mieux en juger. J'ai été très heureux de retrouver dans L'Esprit des lieux de Lawrence Durrell la même certitude que les paysages, quels qu'ils soient, jouaient un rôle déterminant, un rôle de catalyseur dans l'exercice de son imagination. C'est exactement ce que je ressens. Les influences telluriques sont indiscutables pour certains écrivains comme elles sont nulles pour d'autres. Moi, je sais avoir besoin d'un spectacle, d'un décor me confirmant que la Création terrestre est un miracle permanent pour l'homme qui sait l'apprécier. Ce que j'ai vu une fois et profondément ressenti ne s'efface pas et c'est peut-être pour le retrouver qu'en Irlande je puis écrire sur l'Italie ou la Grèce, qu'en Grèce, face au poétique port de Spetsai, j'ai revécu grâce aux Poneys sauvages tout ce que j'avais accumulé d'aventures dans d'autres pays.
Sur l'Italie dont j'ai abondamment utilisé la poésie et la beauté dans plusieurs livres, j'ai attendu près de quarante ans après y avoir vécu pour la mettre tout entière dans un roman, "Je vous écris d'Italie...". Le Portugal a été dispersé dans plusieurs écrits et nouvelles. L'Angleterre est aussi souvent présente dans plusieurs récits, mais c'est cinquante ans après mon adolescence que j'en ai tiré Un souvenir. La maturation est parfois lente, parfois rapide puisque c'est aux États-Unis même que j'ai commencé La Corrida. Nous ne sommes pas vraiment les maîtres de ces résurgences inattendues. La mémoire décante habilement nos impressions de voyage et de séjour. La nostalgie du bonheur passé, de l'exaltation ressentie à un moment de la vie, fait le reste. »

Michel Déon, Parlons-en… Conversations avec Alice Déon, Gallimard, 1993

Sur la poésie

«Souvent, dans ces séances de signatures auxquelles il faut sacrifier de temps à autre, des lecteurs questionnent ingénument l'auteur : "Où êtes-vous allé chercher ça ?" Impossible de répondre. Le lieu mythique où nous allons "chercher ça" n'existe pas et, pourtant, parviennent des messages auxquels on ne saurait rester sourd. La forme poétique est la transcription brute ou décodée de ces messages. Paul Valéry disait d'un vers du Cimetière marin dont on lui demandait le sens : "Quand il m'est venu, nous étions deux à le savoir : Dieu et moi. J'ai oublié et maintenant il n'y a plus que Dieu."
Oui, je suis un grand lecteur de poètes, qui sont les porteurs de dépêches de l'inconnu. Il ne se passe guère de jour sans que je prenne, souvent au hasard, un recueil de poèmes pour en lire, debout près de l'étagère, quelques pages. Ces poètes transmettent des signes. Que je sois depuis plusieurs jours à la recherche d'un titre et j'ouvre Apollinaire : Je ne veux jamais l'oublier me saute aux yeux ; Tout l'amour du monde ; Le dieu pâle, aux yeux d'ivoire... Apollinaire est sans doute le poète qui m'a le plus parlé à l'oreille. Ses vers ont été mon talisman depuis que je l'ai lu et appris par cœur. Il était dans ma musette de soldat en 1940 et j'ai constamment pensé à lui, à son image de poète blessé, à son front ceint d'un casque de cuir et à cet air d'extrême bonté qu'on lisait dans son regard résigné. Nous savons que nous aimons un poète quand, à un mot, un vers, nous crions : « Mais, c'est comme moi ! Comme moi ! » Il est passé par les mêmes joies, les mêmes nostalgies, il a versé les mêmes larmes. La mort le rapproche, le juche sur un piédestal, et son souvenir danse et blesse encore à chaque pas.
Mon panthéon est loin d'être complet. Il ne le sera d'ailleurs jamais. J'aime y ajouter des hôtes étrangers comme Pessoa découvert au Portugal dans les années 1960 et devenu si prisé en France. Chaque fois que je passe à Lisbonne, je remonte la rue Garrett et vais me reposer à la terrasse d'A Brasileira, à côté de sa statue de bronze assise à une table dans une attitude si naturelle que l'on s'attend toujours à le voir bouger, appeler le garçon pour qu'on lui serve un verre de madère. Ou le Brésilien Carlos Drummond de Andrade. Ou récemment encore l'Irlandais Seamus Heaney. Et quelle émotion de rencontrer soudain de nouveaux poètes qui sont l'aurore boréale d'un ciel constellé : Georges Saint-Clair, Jean-Pierre Colombi ou Philippe Delaveau.
La poésie enferme, dans les griffes des mots, l'essence des beautés, des espoirs et des souffrances du monde. Elle est moyen de connaissance, liaison avec l'invisible. Elle parle sotto voce là où les romanciers, les philosophes s'époumonent pour qu'on les entende. Son murmure impose le silence.
En voyage, une anthologie poétique est le seul bagage complet qu'on puisse emporter. On y choisit ses poèmes d'un moment, on traverse des siècles sans prendre un jour. Le monde entier s'exprime entre Charles d'Orléans et Saint-John Perse. »

Michel Déon, Parlons-en… Conversations avec Alice Déon, Gallimard, 1993

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