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Les Bonnes de Jean Genet

En revenant en France après un engagement militaire au Maroc, Jean Genet a lu dans le magazine Détective qu’au Mans, le 2 février 1933, Christine et Léa Papin ont tué leur patronne, Mme Lancelin, ainsi que sa fille, à qui elles ont enlevé les yeux. L’influence de ce crime sur la nouvelle pièce de Genet est patente, bien qu’il cherche ensuite à la minimiser pour qu’on y voie autre chose qu’un compte-rendu de fait divers. « Tu penses à l’histoire des sœurs Papin, n’est-ce pas ? Eh bien, ce n’est pas ça du tout », affirme-t-il à son ami Sentein, à l’automne 1943.

L'Arbalète n° 12, printemps 1947. Archives Éditions Gallimard

Au sommaire de L'Arbalète,
printemps 1947 : Les Bonnes,
pièce en un acte de Jean Genet.

Sans pouvoir dire au juste ce qu’est le théâtre, Genet sait ce qu’il lui refuse d’être : « la description de gestes quotidiens vus de l’extérieur ». Car s’il en écrit, c’est « afin de [s]e voir », sur la scène (« restitué en un seul personnage ou à l’aide d’un personnage multiple et sous la forme de conte ») tel qu’il ne saurait – ou n’oserait – se voir ou se rêver, et « tel pourtant qu’[il] [s]e sai[t] être. » Alors, pour rédiger sa dernière pièce, il s’inspire plutôt des drames de Marlowe, de Mademoiselle Julie d’August Strindberg, de La Machine à écrire, et, sans doute, de cette chanson Anna la bonne, de Jean Cocteau. Le 14 février 1943, il a d’ailleurs été présenté à celui-ci par deux clients de son éventaire de bouquiniste. L’admiration du « maître » a été immédiate ; Le Condamné à mort, que Genet lui a montré, a tellement ébloui Cocteau que le 1er mars, prenant le jeune poète sous sa protection, il lui a fait signer un contrat d’auteur, avec son propre secrétaire, pour trois romans, un poème et cinq pièces de théâtre, où ne figure pas Les Bonnes. Et, néanmoins, à l’automne, la conception de cette pièce est avancée. Dans un petit square voisin de la rue Ferronnerie, Genet résume à Sentein ce qu’en serait l’intrigue : « deux bonnes jouent dans leur chambre à Madame et à la bonne, l’une finirait par tuer l’autre ». Il songe à appeler ça « la chambre des bonnes ». – Non, lui rétorque son ami. « Le titre qui s’impose, c’est Les Bonnes, tout simplement. Le mot prend sa force d’exclusion. »
Il n’y retravaille ensuite qu’au cours de l’année 1945, en même temps que le Journal du voleur, dans lequel il raconte sa vie d’orphelin, d’homosexuel, de prostitué voyageur, militaire, déserteur, libraire, criminel, etc. Sa position dans la société est paradoxale quand Cocteau lui fait rencontrer près de Marseille, en juillet 1946, le metteur en scène Louis Jouvet. D’un côté, il est introduit par Cocteau comme « le plus grand écrivain de l’époque moderne », et défendu de la même façon par Sartre, qu’il a rencontré au Café de Flore en mai 1944 ; de l’autre, menant sans talent une carrière de voyou, passant donc beaucoup de jours en prison, il n’a presque rien publié de son œuvre, sinon des choses plus directement inspirées de sa vie qui circulent via les revues ou bien à quelques exemplaires sous le manteau : Notre-Dame-des-Fleurs, Miracle de la rose... Quand Jouvet lit Les Bonnes, pièce alors en quatre actes, il comprend vite qu’il a affaire à un exceptionnel auteur dramatique. Seulement, la construction de l’ouvrage est impossible, et il demande à Genet de la reprendre afin qu’il puisse bientôt la monter. Quarante-huit heures plus tard, celui-ci la lui rapporte condensée en un acte. Il continuera à y retoucher – on compte six versions du texte.

Le 19 avril 1947, au théâtre de l’Athénée, Les Bonnes est créé en lever de rideau d’une pièce un peu vieillotte de Giraudoux, L’Apollon de Marsac. Le public bourgeois, venu pour Giraudoux, reste muet devant Les Bonnes. « Lors de la générale, rapporte une des interprètes, il n’y a pas eu d’applaudissements », mais un « silence total […] C’était l’horreur ». Son vœu d’« établir une espèce de malaise dans la salle » a parfaitement réussi. Pour les autres représentations, il y a eu quelques quolibets, emboîtages et sifflets. En fait, jouée dans une atmosphère de véhémence politique et d’héroïsme de gauche, Les Bonnes déconcerte la critique. Si quelques rares journalistes, Dumur, Riniéri et Maulnier, soulignent « un nouveau style théâtral », la cinquantaine de comptes-rendus, que la pièce recueille, montrent leur embarras, ou carrément leur hostilité. Le 21 avril, dans Le Figaro, J.-J. Gautier la juge « impressionnante, mais déplaisante et même souvent odieuse » ; le 2 mai, dans Action, Tardieu pense qu’« il est difficile de nier la beauté, un peu pompeuse et artificielle, du style de l’auteur », mais note que le sujet est « traité de travers ».
C’est en général l’irréalité de l’intrigue qui déplaît, aggravée, il semblerait, par les décors trop réalistes de Bérard. Genet et Sartre n’en sont pas satisfaits. Quoi qu’il en soit, la création des Bonnes n’indiffère personne et donne à Genet un statut d’écrivain, renforcé en juin par l’obtention du prix de la Pléiade, c’est-à-dire par le soutien hautement symbolique de certains membres de son jury : Sartre, Blanchot, Paulhan, Tual, Arland, et Bousquet (rejet, en revanche, de Camus).

Jean Genet, Les Bonnes, précédé de Comment jouer "Les Bonnes", L'Arbalète, 1963. Archives Éditions Gallimard

Les Bonnes, précédé de « Comment
jouer Les Bonnes », L'Arbalète, 1963.

Les Bonnes a été imprimé en mai dans la revue L’Arbalète dans une version antérieure à celle qui est en train d’être jouée. Cette dernière, dite « version définitive », plus économe en mots, Genet la publie en 1954 chez Pauvert, au moment où la pièce est montée au théâtre de la Huchette par Balachova. En 1958, il fait reprendre par les Éditions de l’Arbalète la version de 1947 ; puis, en 1963, il y ajoute un important commentaire : « Comment jouer Les Bonnes ». En 1968, peu après le scandale des Paravents, la publication chez Gallimard du tome IV des Œuvres complètes de Genet est l’occasion pour lui d’une révision des Bonnes ; il ajoute deux notes destinées à éviter que sa pièce soit jouée avec réalisme. Aujourd’hui, il semble que, chez les dramaturges, la légion des apprentis Genet se veuille aussi grosse que l’était en poésie, au milieu du siècle dernier, celle des successeurs de Rimbaud. Nous verrons donc avec le temps ce qu’il en reste.

Amaury Nauroy

Bibliographie indicative


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