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Apollinaire et l'art

Apollinaire fut un acteur central de la révolution esthétique qui donna naissance à l’art moderne. Critique d’art entre 1902 et 1918, il fréquenta les ateliers, les galeries et les salons, rencontra les peintres, les sculpteurs, les graveurs et les marchands d’art avec lesquels il correspondit, et dont quelques-uns lui inspirèrent textes en prose et poèmes. Nous vous proposons une sélection de textes témoignant de l’acuité et de la singularité du regard critique d'Apollinaire, de son rôle d’intercesseur auprès du public et des liens d’amitié et d’admiration réciproques qu’il entretint avec les artistes de son temps.

J'ai tant aimé les arts que je suis artilleur.
Guillaume Apollinaire, 1916

Tenez, Apollinaire, il ne connaissait rien à la peinture, pourtant, il aimait la vraie. Les poètes, souvent, ils devinent. 
Pablo Picasso à André Malraux

Le cubisme  

[Le cubisme dont on parle beaucoup a-t-il un sens ? Quelles théories professent les cubistes, et dans quelles conditions le mouvement a-t-il pris naissance ? Nous l'avons demandé à M. Guillaume Apollinaire, l'un des premiers défenseurs du cubisme, qui fournit ici quelques renseignements curieux.]

Guillaume Apollinaire, Chroniques d’art (1902-1918), Gallimard, 1993 (« Folio essais »)

Chroniques d’art d'Apollinaire en
« Folio essais ». En couverture,
le Portrait « prémonitoire »
d’Apollinaire par Chirico, 1914.

En 1902, au commencement de l'automne, un jeune peintre, de Vlaminck, installé dans l'île de la Grenouillère, peignait le pont de Chatou. Il peignait vite, employant des couleurs pures, et sa toile était presque achevée lorsqu'il entendit tousser derrière lui. C'était un autre peintre, André  Derain, qui examinait son travail avec intérêt. Le nouveau venu s'excusa de sa curiosité sur ce qu'il était peintre, lui aussi, et se nomma. La glace était rompue. On parla de peinture. Maurice de Vlaminck connaissait les œuvres des impressionnistes Manet, Monet, Sisley, Degas, Renoir, Cézanne, que Derain ignorait encore. On parla aussi de Van Gogh et de Gauguin. La nuit arriva, et dans le brouillard qui s'élevait les deux jeunes artistes continuant à deviser ne se séparèrent qu'à minuit.
Cette première entrevue fut le point de départ d'une amicale et sérieuse liaison.
Toujours à l'affût de curiosités esthétiques, de Vlaminck avait acheté chez les brocanteurs, durant ses randonnées à travers les villages des bords de la Seine, des sculptures, des masques, fétiches taillés dans le bois par des artistes nègres de l'Afrique française et rapportés par des marins ou des explorateurs. Sans doute trouvait-il dans ces œuvres grotesques et grossièrement mystiques des analogies avec les peintures, les gravures et les sculptures que Gauguin avait exécutées en s'inspirant soit des calvaires bretons, soit des sculptures sauvages de l'Océanie où il s'était retiré pour fuir la civilisation européenne.
Quoi qu'il en soit, ces singuliers simulacres africains causèrent une profonde impression sur André Derain, qui les considérait non sans complaisance, admirant avec quel art les imagiers de la Guinée ou du Congo arrivaient à reproduire la figure humaine en n'utilisant aucun élément emprunté à la vision directe. Le goût de Maurice de Vlaminck pour les sculptures barbares des nègres et les méditations d'André Derain sur ces objets bizarres, à une époque où les impressionnistes avaient enfin délivré la peinture des chaînes académiques, devaient avoir une grande influence sur les destinées de l'art français.

Vers le même temps vivait à Montmartre un adolescent aux yeux inquiets, dont le visage rappelait à la fois ceux de Raphaël et de Forain. Pablo Picasso qui, dès l'âge de seize ans, avait connu une quasi-célébrité avec des toiles où l'on voyait justement quelque parenté avec les cruelles peintures de Forain avait brusquement renoncé à cette manière pour peindre des œuvres mystérieuses d'un bleu profond. Il habitait cette bizarre maison de bois de la rue Ravignan, où vécurent tant d'artistes aujourd'hui célèbres ou en passe de le devenir. Je l'y connus en 1905. Sa renommée ne dépassait pas encore les limites de la Butte. Sa cotte bleue d'ouvrier électricien, ses mots parfois cruels, l'étrangeté de son art étaient réputés dans tout Montmartre. Son atelier, encombré de toiles représentant des arlequins mystiques, de dessins sur lesquels on marchait et que tout le monde avait le droit d'emporter, était le rendez-vous de tous les jeunes artistes, de tous les jeunes poètes.
Cette année-là, André Derain rencontra Henri Matisse, et de cette rencontre naquit cette fameuse école des fauves à laquelle appartinrent un grand nombre de jeunes artistes destinés à devenir des cubistes.
Je note cette rencontre parce qu'il n'est pas inutile de préciser le rôle qu'André Derain, artiste originaire de Picardie, joua dans l'évolution de l'art français.
L'année suivante, il se lia avec Picasso et cette liaison eut pour effet presque immédiat la naissance du cubisme qui fut l'art de peindre des ensembles nouveaux avec des éléments empruntés, non à la réalité de vision, mais à la réalité de conception. Tout homme a le sentiment de cette réalité intérieure. Il n'est pas besoin en effet d'être un homme cultivé pour concevoir, par exemple, qu'une chaise, de quelque façon qu'on la place, ne cesse point d'avoir quatre pieds, un siège et un dossier.
Les toiles cubistes de Picasso, Braque, Metzinger, Gleizes, Léger, Jean [sic] Gris, etc., provoquèrent la verve d'Henri Matisse qui, vivement frappé de l'aspect géométrique de ces peintures où les artistes avaient voulu rendre avec une grande pureté la réalité essentielle, prononça ce mot burlesque de cubisme qui devait si vite faire son chemin dans le monde. Les jeunes peintres l'adoptèrent aussitôt parce qu'en représentant la réalité conçue l'artiste peut donner l'apparence des trois dimensions. Il ne le pourrait pas en rendant simplement la réalité vue à moins de faire du trompe-l’œil en raccourci ou en perspective, ce qui déformerait la qualité de la forme conçue.
Bientôt de nouvelles tendances se manifestèrent au sein du cubisme. Picabia, rompant avec la formule conceptionniste, s'adonnait, en même temps que Marcel Duchamp, à un art que n'enferme plus aucune règle. Delaunay, de son côté, inventait, dans le silence un art de la couleur pure. On s'achemine ainsi vers un art entièrement nouveau qui sera à la peinture, tel qu'on l'avait envisagé jusqu'ici, ce que la musique est à la poésie. Ce sera de la peinture pure. Quoi qu'on puisse penser d'une tentative aussi harsardeuse, on ne peut nier qu'on ait affaire à des artistes convaincus et dignes de respect.

« Art et curiosité. Les commencements du cubisme », Le Temps, 14 octobre 1912

Guillaume Apollinaire, Chroniques d’art (1902-1918), édition de L.-C. Breunig, Gallimard, 1961. Repris en « Folio essais » en 1993.

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Le douanier Rousseau

Tu te souviens, Rousseau, du paysage astèque,
Des forêts où poussaient la mangue et l'ananas,
Des singes répandant tout le sang des pastèques
Et du blond empereur qu'on fusilla là-bas.

Les tableaux que tu peins, tu les vis au Mexique,
Un soleil rouge ornait le front des bananiers,
Et valeureux soldat, tu troquas ta tunique,
Contre le dolman bleu des braves douaniers.

Le malheur s'acharna sur ta progéniture
Tu perdis tes enfants et tes femmes aussi
Et te remarias avecque la peinture
Pour faire tes tableaux, enfants de ton esprit.

Nous sommes réunis pour célébrer ta gloire,
Ces vins qu'en ton honneur nous verse Picasso,
Buvons-les donc, puisque c'est l'heure de les boire
En criant tous en chœur : « Vive ! vive Rousseau ! »

O peintre glorieux de l'alme République
Ton nom est le drapeau des fiers Indépendants
Et dans le marbre blanc, issu du Pentélique,
On sculptera ta face, orgueil de notre temps.

Or sus ! que l'on se lève et qu'on choque les verres
Et que renaisse ici la française gaîté ;
Arrière noirs soucis, fuyez ô fronts sévères,
Je bois à mon Rousseau, je bois à sa santé !

Guillaume Apollinaire, Le Guetteur mélancolique suivi de Poèmes retrouvés, Gallimard, 1970 (« Poésie/Gallimard »)

Ambroise Vollard

Près du boulevard, au 8, rue Laffitte, il y avait avant la guerre une boutique, véritable capharnaüm où s'entassaient les tableaux des peintres contemporains et où la poussière régnait partout.
Depuis la guerre, elle est close. M. Vollard, sans doute, a renoncé à son commerce pour se livrer tout entier à sa fantaisie d'écrivain et à la rédaction de ses souvenirs sur les peintres et les auteurs qu'il a fréquentés. Il n'oubliera pas d'y parler de sa cave qui fut fameuse de 1900 à 1908, époque à laquelle il m'annonça qu'il renonçait à manger dans « sa cave de la rue Laffitte » ; elle était devenue trop humide.
Tout le monde a entendu parler de ce fameux hypogée. Il fut même de bon ton d'y être invité pour y déjeuner ou y dîner. J'ai assisté pour ma part à quelques-uns de ces repas. Carrelée, les murs tout blancs, la cave ressemblait à un petit réfectoire monacal.

La cuisine y était simple, mais savoureuse ; mets préparés suivant les principes de la vieille cuisine française, encore en vigueur dans les colonies, des plats cuits longtemps, à petit feu, et relevés par des assaisonnements exotiques.
On peut citer parmi les convives de ces agapes souterraines, tout d'abord un grand nombre de jolies femmes, puis M. Léon Dierx, prince des poètes, le prince des dessinateurs, M. Forain, Alfred Jarry, Odilon Redon, Maurice Denis, Maurice de Vlaminck, José-Maria Sert, Vuillard, Bonnard, K. X. Roussel, Aristide Maillol, Picasso, Émile Bernard, Derain, Marius-Ary Leblond, Claude Terrasse, etc., etc.
Bonnard a peint un tableau représentant la cave et, autant qu'il m'en souvienne, Odilon Redon y figure.

Guillaume Apollinaire, « La cave de M. Vollard » (extrait), dans Le Flâneur des deux rives, Gallimard, 1928. Repris dans « L’Imaginaire » en 1994.

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