Le réveil des peuples d'Asie et d'Afrique a bousculé les représentations confortables que nous nous en faisions. La récente irruption de l'Égypte sur la scène politique internationale a surpris le monde.
Maintenant que la réalité a brisé le charme, est-il raisonnable de ne voir dans ces sursauts nationalistes qu'un effet de propagandes insidieuses ou subversives? L'histoire de notre propre Révolution n'est-elle pas là pour nous rappeler qu'un peuple ne se met pas en mouvement par la seule action de quelques hommes ambitieux ou fanatiques qui s'efforcent d'exciter en lui les vieux instincts de violence et de haine?
Sans doute ces ressorts ont conservé, sur les âmes des peuples très pauvres, un remarquable empire. Mais, au-delà de cette explication paresseuse, admettons qu'au plus profond de leurs masses s'accomplit, lentement, une prise de conscience authentique sous la pression d'une véritable renaissance nationale.
Répondant en aveugle à l'action de ces forces internes, le fellah est sorti de sa passivité millénaire. Il est peu probable qu'il y revienne avant d'avoir trouvé des remèdes qui puissent réduire le grave déséquilibre économique et social dont il souffre. Près de 25 millions d'hommes se pressent sur les rives du Nil, là où Bonaparte n'en dénombra guère plus de 2 500 000. L'espace utile est, cependant,
demeuré tout aussi exigu : c'est toujours la même vallée, le même delta, à peine 36 000 kilomètres carrés de sol alluvial, cerné par un désert implacable. Et chaque jour voit naître deux mille bouches supplémentaires, qui réclament leur part d'une économie à bout d'argument. Que faire?
Les regards se tournent, tout naturellement, vers le Nil, dont les flots boueux ont desserré l'étau du désert et donné naissance à l'une des plus précoces et des plus étonnantes civilisations de l'Antiquité. Saura-t-on le contraindre à livrer plus
docilement, plus entièrement ses eaux fécondes pour en étendre les bienfaits à des terres nouvelles, pour fournir l'énergie nécessaire aux usines de l'avenir? Sur cette étroite portion de terre, s'il veut survivre, l'homme va devoir se mesurer sans retard avec le Nil, le vaincre et lui imposer sa loi.