Dans ce livre où Maxime Gorki évoque trois des figures les plus captivantes de la littérature russe – Andreev, Tchekov et Léon Tolstoï - on chercherait vainement un jugement d'ensemble sur l'œuvre de l'un de ces grands écrivains. Gorki se défend de faire de la critique littéraire : il s'attache seulement à faire revivre devant nous trois disparus qu'il a aimés et admirés. Nul mieux que lui n'y pouvait réussir, car l'un des traits essentiels du génie de Gorki, c'est l'extraordinaire don de sympathie qui, au cours d'une vie singulièrement mouvementée, a permis à l'auteur des Vagabonds de susciter la confiance de ceux qu'il rencontrait, de provoquer leur confidences et de les amener à vivre sous ses yeux comme s'ils étaient seuls avec eux-mêmes.
C'est avec cette spontanéité que Tolstoï, Andreev et Tchekov ont agi et parlé en présence de cet observateur attentif chez qui l'admiration et l'affection n'altèrent jamais l'impartialité. C'est assez dire que, tout en n'étant point un ouvrage de critique, ce nouveau livre de Gorki projette sur l'esprit et l'œuvre de trois illustres écrivains des lumières nouvelles. Il nous fait mieux saisir la sincérité tragique des plus sombres nouvelles d'Andreev ; il nous permet de mesurer – nous pourrions même dire de doser – le mélange d'amertume et d'humour qui déconcerte souvent chez Tchekov. Et quel prodigieux document sur Tolstoï ! Combien le sage de Iasnaia Polidna, vu par Gorki, nous paraît plus sensible, plus proche de la commune humanité, sans pour cela rien perdre de sa grandeur! En lisant ces souvenirs, on conçoit que pour l'entourage de cet homme étonnant, «aux espiègleries de géant», l'existence quotidienne ne devait
pas être facile. À ce propos Gorki, avec sa franchise coutumière, a tenu à nous donner son avis sur la question, si longuement discutée, du ménage de Tolstoï : on a le sentiment que la contribution qu'il apporte à ce débat est absolument décisive.