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« On a tiré sur le Président » de Philippe Labro. Entretien

« " The President’s been shot ! ", " On a tiré sur le Président ! ". Le cri vient d’une silhouette qui s’agite au loin en courant vers moi sur l’herbe du campus de l’université de Yale, dans le Connecticut, où je suis envoyé pour l’émission de télévision " Cinq colonnes à la une ". Je peine à saisir la réalité de cette nouvelle insensée… »

Le 22 novembre 1963, le Président Kennedy est assassiné à Dallas. Comment apprenez-vous l’événement et que faites-vous ?
J’ai entendu crier « On a tiré sur le Président », c’est la phrase clé que toute l’Amérique a prononcé ce jour-là. Je me trouvais alors sur la côte Est des États-Unis, et j’ai filé à New York prendre le premier avion pour Dallas. Sur place, nous n’étions que deux journalistes français, le correspondant de l’AFP à Washington et moi. Je raconte ce que j’ai vécu, ce que j’ai vu, mes intuitions, mes conclusions. C’est un livre très subjectif.

Sur place, que découvrez-vous ?
J’ai 26 ans, j’ai déjà fait du grand reportage, je travaille pour France-Soir. Mais là, c’est le tournant de ma vie de journaliste. Je vis l’événement depuis l’intérieur du quartier général de la police de Dallas, je refais, à pied, l’itinéraire d’Oswald une fois qu’il quitte l’immeuble d’où sont partis les coups de feu, je rencontre Jack Ruby la veille du jour où il assassine Oswald, nous échangeons quelques mots, il me donne même sa carte de visite… Je découvre aussi, une police désorganisée, dépassée par l’énormité de l’événement, et la prédominance de la presse, en particulier la télévision, qui dicte quasiment à la police quand et comment la sortie d’Oswald du commissariat doit se faire, presque en fonction de l’emplacement des caméras !

Votre conviction sur cet assassinat repose sur « le 3e mort de Dallas »…
Après l’attentat, devant vingt témoins, Oswald tire à bout portant, avec un pistolet calibre 38, sur un policier, l’agent Tippit, qui veut contrôler son identité. Ce meurtre m’a beaucoup frappé, tout comme le propos d’Oswald à l’instant de son arrestation : « It’s all over now », « Maintenant, c’est fini ». C’est l’attitude d’un homme qui sait qu’il va être traqué. En même temps, ce qui me frappe, c’est son déni total : il se dit innocent de tout. Je le vois et je l’entends encore, il est d’un sang-froid, d’une arrogance incroyables.

Diriez-vous que cette affaire est le plus beau polar US qu’on ait pu écrire ?
À la minute où j’ai mis les pieds dans ce commissariat, tout ressemblait aux séries B de ma jeunesse, sauf que c’était en couleur. Mais c’étaient les mêmes chapeaux, le même comportement, les mêmes accents, ce mélange de types en uniformes et en civil, cette ambiance de brutalité. Sans parler de l’assassinat d’Oswald dans le garage du commissariat : c’était vraiment de la série noire !

On dit souvent que, ce jour-là, l’Amérique avait perdu son innocence…
Plutôt l’espérance. À ce moment-là, Kennedy représente, pour les Américains et le monde occidental, le leader idéal. Il incarne l’espoir d’une vie meilleure, de projets merveilleux et fantastiques comme l’Homme sur la Lune. Une forme d’humanisme et une formidable séduction, celle du Président comme celle du couple présidentiel. De même que j’ai vécu un polar à Dallas, les Kennedy ont amené Hollywood à la Maison-Blanche. Après l’attentat, le pays a été plongé dans le chagrin, le deuil et l’inquiétude : ce que l’Amérique a perdu en innocence ce jour-là, elle l’a gagné en gravité.

Est-ce également un livre de souvenirs sur le jeune journaliste que vous étiez ?
Mon propos, c’est de relater comment un journaliste se souvient, cinquante ans après, de ce tournant de sa vie professionnelle et personnelle. Dès le début, j’ai été fasciné par Kennedy, il correspondait à ce que j’avais senti arriver dans mes années d’étudiant aux États-Unis, il a incarné le tournant des sixties. À sa mort, une page se tourne, du même coup une page s’est tournée dans ma propre vie.
Ce livre, c’est d’abord ce que j’ai vécu à Dallas, ce que j’ai reniflé, ce que j’ai fait, et même ce que j’ai raté, avant d’élargir le débat à la personnalité complexe de JFK et à la quête de la vérité – s’il y en a une…

Entretien réalisé à l'occasion de la parution de « On a tiré sur le Président » en octobre 2013.

© Gallimard