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Le flûtiste invisible de Philippe Labro. Entretien

Un type au visage maigre vous dévisage dans un restaurant. Un homme s’immobilise à l’écoute d’un air sifflé dans la rue. Un enfant avait très froid dans les cuves d’une briqueterie, il y a longtemps, en Hongrie. Trois histoires du passé – elles semblent n’avoir aucun rapport les unes avec les autres, mais elles sont reliées par le même fil, tissées par une puissance obscure, au son de la même musique mystérieuse que joue le flûtiste invisible.

Peut-on voir dans le « flûtiste invisible » du titre – tiré d’une citation d’Einstein – un avatar du destin ?

Einstein avait un rapport compliqué avec la notion de Dieu ! Parfois il la rejetait, parfois il évoquait le « flûtiste invisible », métaphore des forces qui déterminent notre existence. Ce qui me plaît chez le flûtiste, c’est son côté poétique, mélodieux, cette musique mystérieuse… Mais le mot le plus fort, c’est, effectivement, « destin ». Qu’y a-t-il derrière ce mot ? Depuis la nuit des temps, les hommes ont toujours tenté de définir l’indéfinissable. Comment ? Modestement, en racontant des histoires.

 
S’agit-il d’un roman, ou d’un reportage à la rencontre du flûtiste invisible ?

C’est un roman, parce que les situations sont romanesques et que j’ai, selon la belle formule d’Aragon, brouillé les cartes de l’imaginaire, du vécu, de l’observé et de l’inventé. Quand j’évoque les plages d’Algérie, c’est du passé, de la nostalgie, un regret, une culpabilité… mais pas du reportage. Quand je raconte la découverte de la sexualité sur un transatlantique, c’est un fantasme, puisque je ne l’ai pas vécu même si j’aurais souhaité le vivre, et cela n’a rien à voir avec le journalisme : on peut appeler ça de la littérature !

Pourtant, le journaliste, c’est-à-dire l’homme doué de curiosité, transparaît
sous l’écrivain ?

Tout à fait, et cette curiosité se traduit souvent par une écriture comportementaliste. Accorder autant d’importance à l’apparence n’est pas superficiel, car tout a un sens, le corps parle, les habits parlent. La curiosité, selon moi la qualité indispensable du journaliste et du romancier, c’est d’aller chercher ce qu’il y a derrière ces accessoires.

Vous insistez sur la différence, dans un moment crucial, entre l’intervention du « flûtiste invisible » et le libre arbitre ?

C’est la grande différence entre la soumission à « l’élément inconnu » et l’action. L’action vient de soi, c’est la capacité de décider en une fraction de seconde du geste qui ouvre une issue. Dans la troisième séquence – on pourrait définir ce roman comme un film en trois séquences –, on voit un homme sauvé une première fois par le destin, une seconde fois par l’instinct. En même temps, il a réfléchi. Jusqu’où domine l’instinct, où commence la réflexion ? Question passionnante.

Dans la même séquence intervient une autre forme du destin, « l’ironie du sort »…

En 1945, ce garçon est libéré du joug des SS par les Russes. Dix ans plus tard, fuyant les Russes, il passe en Autriche, et l’allemand, hier langue de la terreur, devient langue de la liberté… Comment voulez-vous que de tels êtres n’aient pas un sens aigu de la relativité ? J’essaie, à la fin du livre, de définir ce qu’est la sagesse d’un homme qui a traité avec  l’incertitude des choses.

À propos d’incertitude, vous citez l’écrivain Michael Crichton : « Il y a toujours au moins deux réponses à chaque question »…

Pour toute vérité qu’on reçoit, il existe une vérité contraire. On me demandera sans doute : « Quelle est votre vérité ? », d’autant plus que je cite Hemingway : « Si le lecteur le souhaite, ce livre peut être tenu pour un ouvrage d’imagination ». Pourquoi cette ambiguïté ? Parce que le travail de la mémoire transforme toute réalité. Ce que je raconte, je l’ai soit vécu, soit observé, soit entendu, soit inventé et le passage du temps a totalement modifié le réel. Donc je ne fais ni autofiction, ni autobiographie : je le répète, je brouille les cartes…

Comment brouiller les cartes et respecter les faits ?

En inscrivant le mot «roman» sur la couverture !

© Éditions Gallimard