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L'emprise de Marc Dugain. Entretien

«Si je rate mon premier mandat l’alternance se produira dans 5 ans pour 5 ans. Dans tous les cas tu devras attendre au minimum 10 ans si ce n’est pas 15 ou 20. Pour quelqu’un comme toi, dont la patience n’est pas la première qualité, c’est invivable. Je le comprends, sans l’ambition d’être le premier, inutile de s’engager en politique, autant faire gardien de musée. Je connais ton énergie, je connais ta force destructrice, je ne me fais aucune illusion. On se connaît depuis assez longtemps, on ne s’aime pas, mais on a fait plutôt du bon boulot ensemble jusqu’ici. Qu’est-ce que tu proposes ?»

Quelle est cette « emprise » évoquée par le titre ?
C’est la situation qui caractérise les personnages du roman : tous sont un peu les pieds dans le ciment ! À commencer par le personnage central, Launay, cet homme politique qui ambitionne le pouvoir suprême, se retrouve sous l’emprise de ses ennemis comme de ses amis politiques, et découvre vite qu’il est complètement cerné, qu’il va perdre toute liberté.

Le roman s’inspire-t-il d’une affaire réelle ? 
Disons que c’est une métaphore de l’affaire Karachi, qui ne m’intéressait pas en tant que telle, mais dans la mesure où des agissements liés au pouvoir et à l’argent ont fini par dériver au point de frapper des victimes innocentes. Je cherche à attirer l’attention des lecteurs non pas sur des faits, mais sur un système.

Qui se cache derrière les personnages ?
Personne, la plupart sont complètement inventés, même si, dans ces milieux-là les gens sont tellement standard, ont des modes de fonctionnement tellement attendus, qu’on peut penser reconnaître untel ou untel. Mais j’ai essayé de créer des personnages qui soient relativement indépendants de la réalité.

Comment avez-vous mené l’enquête ?
Certains journalistes d’investigation m’ont donné des tuyaux sur la façon dont fonctionnait le système, et le sujet m’intéresse depuis longtemps. Dans ce pays, il n’y a aucune transparence réelle. On amuse la galerie avec des histoires de président et de maîtresses, mais en réalité notre démocratie est plombée, c’est, pour reprendre l’expression d’Edwy Plenel, « une démocratie de petite intensité », parce que les choses graves ne sortent jamais, il y a toujours un écran de fumée. Nous avons en France un truc formidable qui s’appelle le secret défense, le plus grand générateur d’écran de fumée qui soit, et il n’y a pas grand monde pour aller gratter derrière.

L’imbrication classe politique-affairisme semble de plus en plus étroite… 
Ça a toujours existé, mais il y a une évolution récente, disons depuis… Poutine et Berlusconi, pour éviter de parler de la France. Aujourd’hui, ce sont les affaires qui mènent la politique, et non l’inverse. Certains, comme le personnage de Lubiak, font de la politique avec une seule idée : se servir du levier du pouvoir pour se créer un réseau de relations, faire du business avec des investisseurs et s’enrichir. C’est ainsi qu’un Poutine, arrivé les poches vides, dispose aujourd’hui d’une fortune qui se compte en milliards d’euros…
En France, on se prend pour la grande démocratie qui donne des leçons au monde entier, mais la déférence envers le pouvoir reste telle que personne n’ose parler. Au point que certains journalistes en arrivent à dire que la seule façon d’exposer la réalité de ce qui passe dans notre classe politico-industrielle, c’est le roman, qui reste le seul mode d’expression à peu près inattaquable. C’est en remodelant la réalité à travers la fiction qu’on parvient à montrer le vrai nœud du pouvoir, entre les politiques, la grande industrie et les services secrets. Le jeu qui se passe entre eux est extrêmement trouble, inimaginable pour le grand public.
En même temps, je reste « gentil » dans ce roman par rapport à ce que j’ai appris, et il me resterait beaucoup à raconter…

Un roman qui dénonce la classe politique ?
Ce qui m’intéresse n’est pas de «descendre» la classe politique, mais de montrer ce qu’il y a de tragique, de crépusculaire, qui tient à la fois de Shakespeare et de l’Ancien
Testament, dans le parcours des hommes politiques. C’est beaucoup plus intéressant que les magouilles et les combines. Au final, le sujet du roman est : «que signifie prendre le pouvoir ?», avec comme réponse : «un asservissement total, absolu».

Entretien réalisé avec Marc Dugain à l'occasion de la parution de L'emprise en mars 2014.

© Gallimard