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Passion française, les voix des cités de Gilles Kepel. Entretien

«En juin 2012, après le second tour des élections législatives, je parcours la liste des 6 611 candidats qui se sont présentés aux suffrages de leurs concitoyens pour incarner le peuple français — le dèmos souverain qui fonde notre démocratie. Mon attention est attirée par près de quatre cents noms à consonance arabe ou musulmane ; une demi-douzaine d’entre eux figurent au nombre des 577 élus. C’est la première fois que cela se produit depuis cinquante ans, depuis la fin de l’ère coloniale.»

Passion française forme-t-il un diptyque avec Passion arabe ?
J’ai toujours essayé de marcher sur mes deux jambes, c’est-à-dire d’observer simultanément ce qui se passait dans l’ensemble du monde arabe et les questions liées à l’immigration musulmane en France. Depuis les révolutions arabes, les deux thèmes n’ont fait que se rapprocher davantage, ce qui se passe en France étant fortement lié à ce qui se passe au sud de la Méditerranée. Un exemple : les bouleversements en Tunisie nous concernent directement puisqu’un huitième de la population tunisienne réside en France.
Il était donc temps de marquer les éléments de continuité entre les recherches identitaires qui se déroulent aujourd’hui dans le monde arabe et les événements du même ordre qui se produisent en France — parfois dans la douleur, d’où ce terme à double sens de « passion », qui signifie à la fois l’enthousiasme et, au sens christique, la souffrance.

L’élection de députés musulmans en 2012 marque le point de départ de cette enquête…
En effet, même si ce n’est pas une analyse strictement électorale. L’idée est d’essayer de comprendre ce qui s’est passé et comment, au moment où la France s’interroge en profondeur sur elle-même. Le livre, d’ailleurs, s’achève sur Dieudonné. J’ai tenté de décrypter et d’analyser les ressorts de cette affaire qui fait communier de jeunes exclus, aussi bien d’origine maghrébine que « gauloise », dans le rejet du système et l’hostilité envers les juifs.
D’autre part, nos concitoyens d’origine maghrébine, après être longtemps restés en marge de la vie politique, y font très largement leur entrée : 8 % des candidats aux législatives de 2012 étaient issus de l’immigration.
J’ai voulu voir comment ces mouvements s’articulaient, qui en étaient les acteurs, ce qu’ils voulaient, ce qu’ils avaient à dire, en particulier sur les questions liées à l’identité française. Le dilemme étant bien sûr le suivant : sont-ils avant tout au diapason de la logique laïque de la société française, ou sont-ils désireux de se faire le reflet d’une composante particulière, avec une dimension communautaire ?

S’agit-il d’une spécificité française ?
Je pense que cela se retrouve ailleurs, mais la France présente la particularité d’un très fort discours assimilateur associé à une dimension de laïcité assez unique. Cette enquête ne se limite toutefois pas aux candidats issus de l’immigration. Je me suis intéressé à un autre vecteur de revendications identitaires très fortes : l’extrême droite. J’ai rencontré un certain nombre de candidats du Front national, dont certains issus de l’immigration algérienne, ce qui m’a beaucoup frappé : alors que le Front national tient en apparence un discours anti-islamisation et anti-immigration, il récupère en fait un certain nombre de jeunes musulmans qui se sentent en situation d’exclusion — ce qui nous réserve certainement bien des surprises lors des échéances électorales à venir.

Pourquoi avoir privilégié Marseille et Roubaix ?
Dans ce volume, je me suis en effet focalisé sur Marseille et Roubaix, deux villes emblématiques de la question des rapports des populations immigrées, en particulier d’origine algérienne, avec le reste de la population française, parce qu’il m’a semblé que, sur ces deux territoires, on constatait justement des formes de décrochages particulièrement saillantes. S’agit-il d’exceptions ou au contraire d’expressions fortes de ce qui est latent dans le reste du pays ? On verra !

© Éditions Gallimard