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Microfictions 2018 de Régis Jauffret. Entretien

« J’ai commencé vers l’âge de dix ans à sortir en courant des magasins avec une poignée de billets puisés dans la caisse. Je disposais ainsi d’autant d’argent de poche que les enfants de riches du lycée Pasteur. »
("Rhône-Poulenc")

« Quelle idée d’avoir demandé à être enterré à la paroisse Notre-Dame-des-Champs. Le métro passe sous le chœur. À chaque va-et-vient le cercueil sursaute et les croquemorts de se précipiter pour l’empêcher de faire la culbute.”
("Ardet in inferno")
 

Pourquoi «Microfictions 2018» plutôt que «Microfictions II» ?
Quand il y a un tome deux à un roman cela signifie qu’il s’agit de la suite du premier tome, c’est-à-dire que c’est la même histoire qui se poursuit. Or Microfictions 2018 ne reprend ni les mêmes histoires ni les mêmes personnages. En outre il y a plus de dix années d’écart entre l’écriture des deux livres.

Vous considérez qu’en dix ans tout a changé, qu’on ne peut plus raconter les choses de la même façon. Quelles sont pour vous les raisons de cette évolution, et comment se manifeste-t-elle ?
En dix ans les réseaux sociaux et les smartphones ont transformé le système nerveux de notre société. Nous avons radicalement changé d’époque et ce changement s’est effectué au plus profond de nous-mêmes. Nous avons changé de façon de nous rencontrer, de communiquer et nous avons changé de solitude. Aujourd’hui vous pouvez toujours vous exprimer sur les réseaux, même si personne ne vous écoute. Vous avez toujours l’espérance qu’un interlocuteur peut surgir à tout moment du jour ou de la nuit. La solitude est toujours aussi désespérante mais elle n’est plus structurée de la même façon.

Cinq cents histoires brèves, sèches, cruelles, mais toujours dans une langue très travaillée, et dans un style identique d’une histoire à l’autre. Que dire de plus sur cette langue que vous voulez «d’une précision totale» ?
La langue française est d’une absolue précision ou elle n’est pas. Elle n’aime pas le flou, elle veut que tout soit précisément nommé. Il faut donc une grande rigueur dans la phrase pour qu’elle dise exactement ce que vous voulez qu’elle dise, et que ce qu’elle dit apparaisse dans le cerveau du lecteur sous forme d’une image nette comme une peinture japonaise.

Les personnages de ces histoires sont tout à la fois ordinaires et monstrueux… Microfictions 2018, des «contes de la folie ordinaire» ou la simple et banale réalité qui devient monstrueuse sous la loupe de l’observateur ?
Je crois qu’à la loupe toute vie est extraordinaire. Ne serait-ce que parce qu’elle est unique. La folie est une forme de loupe qui agrandit jusqu’à l’excès les sentiments et les passions humaines — passions, qui en elles-mêmes sont du reste des routes vers la démesure, et donc vers la folie.

Vous avez voulu que Microfictions 2018 soit catégorisé «roman», comme Microfictions en son temps. Mais est-ce pour les mêmes raisons qu’il y a dix ans, à savoir une forme de «roman de la foule» ?
Oui, c’est réellement une foule. Comme si on avait délimité au hasard une portion de foule constituée de cinq cents personnes et si on avait aspiré leurs vies. Par ailleurs, le roman est un être coriace en perpétuelle évolution et peut-être que cette accumulation de microfictions est une forme nouvelle de roman.
Ce qui caractérise le roman, c’est sa longueur, sa durée. La durée permet à l’écrivain d’avoir le temps de se transformer et dans le cas le plus merveilleux de permettre à celui qui le lira d’être un autre quand il l’aura lu.

 

 Entretien réalisé avec Régis Jauffret à l'occasion de la parution de Microfictions 2018.

© Gallimard