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Grand Union de Zadie Smith. Entretien

« On est tous dans le bain. Toi, moi, les enfants, nos amis, leurs enfants, tout le monde. Parfois, on en sort pour déjeuner, lire ou se faire bronzer, mais jamais très longtemps. Puis on replonge dans la métaphore. La Rivière Paresseuse a la forme d’un anneau où s'écoule de l'eau, propulsée par un courant artificiel. Même si on ne fait rien, on arrive toujours quelque part et on finit toujours par revenir à son point de départ. […] Elle tourne et on tourne avec elle. Elle contient la vie ! Et la vie s’écoule ! »

L’un des thèmes majeurs du recueil est la fuite du temps. Comment comprendre ce thème ? Comme une mise en garde contre le risque d’oublier de vivre en se laissant envahir par cette obsession ?

J’ai écrit ces nouvelles à différentes périodes, je n’avais pas prévu qu’elles constitueraient un ensemble. Si le temps est un motif qui traverse toutes ces histoires très différentes les unes des autres, c’est sûrement parce que le temps est devenu pour moi une préoccupation centrale. Mais n’est-ce pas notre préoccupation à tous ? Parfois je n’arrive pas à décider si c’est moi qui suis folle, ou si ce sont tous les autres. Il me semble parfaitement logique de dire : « Étant donné que nous n’avons que quatre-vingt, quatre-vingt-dix ans à vivre, pour le cas où nous serions très chanceux, ce temps compté de notre vie n’est-il pas notre bien le plus précieux ? » Souvent, quand je regarde autour de moi, où beaucoup prétendent vivre dans un monde laïque, post-religieux, il me semble que la manière dont les gens vivent leur vie laisse plutôt penser qu’ils s’attendent à ce qu’elle dure bien plus que les quatre-vingts et quelques années qui leur sont allouées. La seule raison pour laquelle j’accepterais de passer six heures par jour sur les réseaux sociaux, par exemple, serait de croire que j’ai une durée de vie pour ainsi dire infinie.

Dans « En ville », vous écrivez « On n’est rien, mais on a du mal à l’admettre ». Est-ce votre conception du sens de la vie ?

Encore une fois, pour un non-croyant, il ne s’agit là que d’un simple constat. Dans le grand dessein du temps, de l’histoire, de la nature et de l’univers, nous sommes ridiculement insignifiants. Mais le fait d’en avoir conscience n’est pas nécessairement une chose négative. Il nous restera toujours la douleur. Et ça c’est important (pour nous). Il nous restera toujours la tâche, immense, de minimiser autant que possible cette expérience de la douleur en chacun de nous. C’est sûrement le seul horizon éthique de ce monde post-sacré. D’un autre côté, un croyant peut se dire que l’humain est en soi sacré, et donc important aux yeux de Dieu. Je préfère cette version.

Diriez-vous que tous les personnages de ces nouvelles, même si certains se croient très importants, ont en commun de vivre des vies minables ?

Non ! Je ne crois pas à l’existence de vies minables, certainement pas. La seule vie vraiment minable serait celle qui considère la vie des autres comme minable, et par conséquent négligeable. Une vie d’assassin, c’est ce qui se rapproche le plus d’une vie minable.

La nouvelle « Déconstruire l’affaire Kelso Cochrane » est aussi une réflexion sur le pouvoir des mots et sur l’idée que tout récit est une manipulation. Mais au fond, qui manipule qui ? L’écrivain qui manipule ses lecteurs à travers ses récits, ou le lecteur qui modifie le sens du récit à travers sa lecture ?

C’est une manipulation à armes égales. Une négociation. Les écrivains peuvent être de très habiles manipulateurs, mais certains lecteurs sont capables d’étriper les écrivains, aussi. Un lecteur très malin peut détruire toute l’œuvre d’un écrivain en l’espace d’un article, par exemple. Dans un monde idéal, l’écrivain et le lecteur sont à égalité, et l’acte de création littéraire est un geste mutuel.

Propos traduits par Sika Fakambi

Zadie Smith, jamaïcaine par sa mère et anglaise par son père, est née en 1975 dans une banlieue du nord-ouest de Londres, où elle vit toujours. Sourires de loup, paru en 2000, a reçu, entre autres, les prix Guardian et Whitebread du premier roman. Depuis, elle a publié L’homme à l’autographe, De la beauté, récompensé par le Orange Prize en 2006, Changer d’avis, Ceux du Nord-Ouest et Swing Time.

Entretien réalisé avec Zadie Smith à l'occasion de la parution de Grand Union.

© Gallimard