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Régis Debray. Un candide à sa fenêtre. Entretien

«Je ne prise guère la littérature d’idées. Ses angles droits sont trop fastidieusement masculins et sûrs d’eux pour capter l’émotion, le tremblement, l’inattendu du réel. Pourquoi récidiver ? Parce qu’on résiste moins, avec l’âge, aux impulsions du farfelu, jusqu’à se permettre quelques divagations sur les dieux et les hommes, le beau et le moche, le mort et le vif, et même sur l’avenir de l’humanité. Sans dramatiser : les échappées qui suivent sont à un essai ce qu’une flânerie est à un défilé, ou des songeries sont à un traité de morale.»

Le «candide» du titre évoque Voltaire, pourtant absent de ces pages. Serait-il présent en filigrane ?
Je ne suis pas voltairien, mais Voltaire est un homme des Lumières qui avait de l’humour, et cet humour noir nous égaye dans Candide, dont il faut se rappeler que c’est une mise en cause de l’optimisme béat. Je me sens plus d’affinités avec Candide qu’avec Voltaire, d’abord parce que c’est un désaffilié. Il n’est d’aucune secte, il se méfie des envolées métaphysiques. Et, comme lui, j’ai beaucoup voyagé, et garde le nez au vent.
Il y a aussi, dans la métaphore Candide, l’idée qu’on peut sourire à travers les larmes : tout va mal mais on peut rester libre en cultivant son jardin ! C’est une position qui me convient assez bien.

Le titre évoque aussi la position du spectateur, passif par définition, ce que vous n’avez jamais été. L’engagement serait-il la condition du dégagement ? 
La remise en place de souvenirs, d’impressions, de rencontres se fait mieux à retardement. Une mise à distance suppose quelque chose dont s’éloigner. Je crois qu’il n’est de dégagement valable que si l’on a été engagé.

Certains textes, comme ceux où vous évoquez Léon Daudet ou le point de vue de Sartre sur Castro, ne sont pas précisément «politiquement corrects»…
Je n’aligne pas mes goûts sur mes opinions. Mes opinions sont de gauche, mes goûts sont de droite, notamment en matière littéraire ou artistique. J’avoue que Léon Daudet vaut cent fois mieux que sa politique : ce réactionnaire a été un dénicheur d’avant-gardes, il a fait donner le Goncourt à Proust, il a soutenu Céline… Sartre chez Castro ? Oui, c’est l’occasion de constater que beaucoup de philosophes s’informent peu avant de spéculer. Sartre a projeté sur la réalité cubaine la grille de lecture du livre qu’il venait de finir, La Critique de la raison dialectique. Il fait de Fidel Castro une sorte de chef anarchiste, un sartrien en battle-dress… C’est très cocasse !

Vous exprimez votre désapprobation devant certaines évolutions, comme le langage globish, l’admiration béate de Facebook et Twitter, la tentation de « faire peuple » pour nos dirigeants. Seriez-vous, à votre manière, un nostalgique ?
La nostalgie n’est pas du tout la maladie de langueur que l’on croit, ce n’est pas du tout une mélancolie. La nostalgie, c’est un dynamisme : au fond, je crois qu’agir, c’est répéter, c’est vouloir recommencer ce qui a été fait et mal fait, et qu’on s’imagine pouvoir mieux faire. C’est pourquoi tous les révolutionnaires ont été de grands passéistes. Tous ceux que j’ai connus étaient des gens transportés par l’image d’un passé sans doute idéalisé, mais qui leur donnait un sentiment de dette envers un héritage saisi comme un défi à relever. La nostalgie, c’est ce qui me reste du révolutionnaire.

Ces textes témoignent aussi d’un travail stylistique, où le goût pour les formules qui font mouche croise l’humour, le croquis incisif, parfois la notation poétique… 
J’essaie d’éviter la formule pour la formule, l’écriture juste est une rhétorique surmontée ! Je préfère me moquer de moi-même et des autres sans grands mots et sans prétention. En retrouvant une certaine fraîcheur impressionniste, ouverte au « vent de l’éventuel » comme disait Breton. D’où des notations brèves, des incises, cavalcades, sorties de route… L’écriture fragmentaire convient au sceptique ! Oui, il y a un côté touche-à-tout, mais c’est peut-être ça rester gamin ? Chacun sait qu’il faut beaucoup de temps pour devenir jeune, on n’est pas jeune à vingt ans. À vingt ans, je cherchais à construire des systèmes, à faire des démonstrations en trois points… Arrive un moment où l’on acquiert, au contraire, une capacité d’accueil vis-à-vis du réel qui est une forme de modestie. Mélangez cela avec la curiosité, peut-être l’impertinence, et vous obtenez ce type de promenade à travers champs. Faire l’école buissonnière, c’est peut-être la meilleure façon de s’approcher de la vérité.

 Entretien réalisé à l'occasion de la parution d'Un candide à sa fenêtre.

© Gallimard.