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Bilan de faillite de Régis Debray. Entretien

« Tu as seize ans, moi soixante-seize. Un abîme. Avoir duré plus que de raison ne donne pas à un père l’autorité requise pour se faire écouter d’un fils. Tu me demandes quoi faire de ta vie, je me demande ce que j’ai fait de la mienne. Tu voudrais sortir de l’enfance, je rêve d’y retourner. Comment t’orienter dans les jungles de demain ? »

Vous faites ici un bilan, indiscutablement, mais s’agit-il vraiment d’une faillite ?
On est toujours en faillite par rapport à ses attentes, il y a toujours un écart entre ce qui est visé et ce qui est atteint. Dans mon cas, l’écart est tel que je me suis dit qu’il fallait le consigner par écrit. Mais je considère ne pas être seul responsable de ce hiatus entre l’intention et le résultat : le train du monde a déraillé par rapport à nos attentes.
Je suis frappé par ce gaspillage d’énergie, par le très bas rendement de l’action qui se croit historique. Nous avons été nombreux à nous donner tant de mal pour aboutir à si peu…

Ce livre s’adresse d’abord à votre fils…
Au moment de la dernière campagne présidentielle, il avait quinze ans, il était passionné, haletant ! Je lui disais calme-toi, ne rentre pas dans ce que j’ai pu vivre moi-même à ton âge. C’est une forme de mise en garde, qui m’a permis ce récapitulatif.  

Ce discours d’un père à son fils est structuré par le choix entre trois orientations, L, ES et S…
C’est la trifurcation obligée pour tout lycéen à la croisée des chemins. Comme il devra choisir entre ces trois voies, je les considère une à une pour avoir un peu tâté de toutes, sauf de la voie scientifique, la meilleure. Et je le pense vraiment. Car il y a des révolutions annoncées qui n’arrivent jamais, ce sont les révolutions politiques, et des révolutions impensées qui sont décisives, et qui sont d’ordre technique et scientifique. Nous n’étions pas préparés à ça.

Vous dites à votre fils « Sois juste quelqu’un, et non pas deux, trois ou quatre ». Dans quel sens le comprendre ?
C’est une autocritique, parce que nous vivons l’époque des spécialistes, du « prix Nobel inculte », qui connaît tout sur la goutte d’eau mais rien au-delà. Aujourd’hui, il est mal vu d’aller d’un sujet à un autre, d’être curieux. Il n’est plus de crédibilité que pour le compétent, le patenté, l’homologué. J’ai toujours été un peu fureteur, je n’aime pas moisir sur un sujet pendant trente ans. Pour être « un », pour être reconnu, j’aurais dû ouvrir ma petite boutique sur l’Amérique du Sud, sur la laïcité ou sur la religion. J’ai préféré rester multiple.

Au passage, vous égratignez la figure de l’intellectuel ?
Autant l’écrivain est sous-évalué, autant l’intellectuel me semble surévalué. Quand je vois la façon dont nos grands donneurs de leçons, nos petits Zola, s’indignent sur des sujets auxquels ils ne connaissent rien et accusent l’État, cela devrait susciter le rire. Pourtant, l’intellectuel réussit encore à intimider les politiques.

En passant en revue les engagements, les erreurs, les succès, vous êtes aussi dans le rôle du passeur…
Le bilan de ma génération n’est pas très brillant, nous n’avons pas vu que l’on s’engageait dans de l’irréel, du fantasmatique. Mais au fond, je trouve que c’est bien : on a fait place nette d’un certain nombre de fausses pistes. Mon fils devrait gagner du temps parce que nous en avons beaucoup perdu. Nous, les jeunes gens politisés des années 50 et 60, n’avons abouti qu’à ce feu d’artifice, avec tous les sens du mot « artifice », que fut Mai 68. Cette embardée à gauche marquait en réalité le grand virage à droite de la société française.

Découvrez l’entretien réalisé avec Régis Debray à l’occasion de la parution de Bilan de faillite.

© Gallimard