Page précédente
  • Imprimer

Jeunesse de Pierre Nora. Entretien

« J’ai choisi le titre Jeunesse parce qu’à la différence de tant d’autres j’éprouve depuis longtemps le sentiment de ne m’être jamais tout à fait détaché du poids de cette jeunesse. Écrire ses Mémoires suppose un récit continu et organisé. Or, ma vie personnelle résiste à ce genre de composition. C’est peut-être là ce qui fait la singularité que l’on voudrait me voir exprimer. Mes souvenirs se refusent à s’organiser en un ensemble cohérent. Peut-être parce que cette vie n’a pas été le choix d’un parcours, le déploiement d’un projet, mais une succession de blocs, faits d’expériences hétérogènes. Je suis aujourd’hui l’un des derniers témoins d’une des époques intellectuelles françaises les plus effervescentes, comme je suis le dernier témoin d’un noyau familial d’un autre âge, mais intéressant et fécond. Cela me fait un devoir de consigner ce que j’ai vu. J’ai paré ici au plus pressé, au moins connu, et à ce qui, de ma jeunesse, me tient le plus à cœur. Somme toute, je me suis fait connaître par ce qui m’a fait inconnu ! »

Ces souvenirs de jeunesse, rédigés lors du confinement du printemps 2020 et des semaines qui ont suivi, donnent l’impression d’avoir été écrits dans l’empressement. Y a-t-il un lien entre ces événements ?

J’ai en effet écrit ce livre à grande vitesse, et, en confidence, je ne l’aurais sans doute jamais fait sans ce confinement, difficile pour beaucoup mais pour moi providentiel. Cela fait longtemps que mes amis me poussaient à écrire les histoires de ma vie que je leur racontais. Bien des raisons me retenaient : certains chapitres me semblaient mériter de leur consacrer un livre entier, je ne voyais pas par lequel commencer… Le repos forcé du confinement aura été le déclencheur de la rédaction de ces pages, et j’en ai saisi l’occasion, la dernière sans doute vu mon âge, pour courir à l’essentiel.

Considérez-vous ce livre comme votre lieu de mémoire, d’antimémoires, ou d’égo-histoire ? En tout cas, c’est une construction très personnelle, très composée, surprenante…

C’est en l’écrivant qu’il a pris la forme de ce que l’on appelait autrefois un roman d’apprentissage. C’est-à-dire un inventaire de ce qui m’a fait ce que je suis : les moments-clés, les événements charnières. Le poids de la guerre de 9 à 13 ans. Une famille juive libérale et super assimilée, faite de personnalités fortes : mon père, mon frère Simon. Un rapport compliqué avec l’orthodoxie universitaire des années 1950. La fréquentation précoce de l’intelligentsia parisienne politique, philosophique, littéraire ; des figures comme Roger Stéphane, Roger Vailland, Jean Beaufret, René Char. L’initiation à l’histoire et le milieu des historiens, François Furet, Emmanuel Le Roy Ladurie, Jacques et Mona Ozouf, et tant d’autres.

Dans « roman d’apprentissage », il y a surtout « roman », et de roman à romanesque il n’y a qu’un pas…

En revoyant se dérouler ma vie au fil de l’écriture de ces souvenirs, j’ai réalisé à quel point ce mélange de théâtre intime et de théâtre intellectuel était éminemment romanesque. Comme la fuite éperdue dans la nuit du pensionnat pour échapper à la Gestapo. Ma proximité avec la Résistance dans le Vercors. La manière étrange dont mon père a survécu comme chef de service pendant la guerre à l’hôpital Rothschild, qui était alors le déversoir de Drancy.… Chaque chapitre réserve des surprises, drôles ou tragiques. Ainsi de ma première initiation amoureuse, plus romanesque que tout ce qu’un romancier aurait pu inventer.

À ce propos, les figures féminines jouent un rôle essentiel…

C’est vrai, ce romanesque dont je n’ai pas été conscient est, à la réflexion, lié à la présence presque envahissante de figures de femmes : ma mère, ma sœur, ma gouvernante, cette Marthe que j’ai tant aimée, et même cette héroïne du Vercors qui s’était jetée dans le ravin pour éviter une colonne allemande. Plus largement, ce romanesque vient peut-être aussi du fait que je n’ai suivi aucune des trajectoires convenues. Comme mon père me disait, « somme toute, tu n’as rien fait comme les autres ! ».

Historien, membre de l'Académie française, éditeur et directeur de la revue Le Débat (1980-2020), Pierre Nora est notamment l'auteur aux Éditions Gallimard d'Historien public (2011), de Présent, nation, mémoire ( 2011) et de Recherches de la France (2013). Il a également dirigé les Lieux de mémoire (1984 - 1993).

Entretien réalisé avec Pierre Nora à l'occasion de la parution de Jeunesse.

© Gallimard