Lettres à Yves de Pierre Bergé. Entretien
Rencontre avec Pierre Bergé, à l'occasion de la parution de Lettres à Yves en mars 2010.
Pourquoi publier ces lettres qui touchent souvent à l’intime ?
Pierre Bergé — C’est une manière pour moi d’écrire la biographie d’Yves Saint Laurent.
Dans ces lettres, bien souvent des citations, des vers… Considérez-vous que la littérature, la poésie, aident à vivre ?
Pierre Bergé — Non. Elles n’aident pas à vivre. Elles font parties entièrement de la vie ainsi que la musique, la littérature et tous les arts.
Quel sens donner à ce passage : «Toi, l’artiste, et moi, le libertaire, voilà qu’on nous déguise en hommes d’affaires. Moi surtout. Ah ! s’ils savaient.» ?
Pierre Bergé — Je conseille de lire le livre de Fernando Pessoa, Le Banquier anarchiste*. Comme ce banquier, je n’ai pas renié les opinions de ma jeunesse.
Au-delà de l’évocation d’un couple, diriez-vous que ce livre s’adresse à tous les couples ?
Pierre Bergé — Ce livre ne s’adresse pas forcément à des couples. Il est l’expression de ma propre expérience.
«J’ai beau feindre de vivre comme si rien ne s’était passé, comme si j’allais te parler au téléphone comme nous l’avons fait toute notre vie, comme si tu allais pousser la porte de mon bureau, avec prudence comme chaque fois, pour t’assurer qu’il n’y aurait pas d’importuns, il n’y a rien à faire : je bute toujours sur ton absence. Elle m’assaille n’importe où, n’importe quand. Tu étais omniprésent et tu l’es resté. Crois-moi, cette vente et cette affaire Warhol n’ont rien arrangé. Je ne te parle pas d’une absence métaphysique mais au contraire d’une absence physique. Absence présente. Comme un oxymoron. Je sais que tu me comprends, toi qui t’es éloigné si souvent de la vie, qui as pris tant de distance avec la réalité. N’était-ce pas un jeu de ta part ? On peut se le demander. Chacune de tes collections ne prouvait-elle pas au contraire que ton regard sur le monde ne s’était pas dissipé, que tu avais tout vu, tout compris. Derrière tes lunettes de myope, tu cachais la vérité mais nous, nous deux, nous avions nos secrets pour la faire jaillir.
25 mars 2009»
* Pessoa y développe subtilement le cheminement paradoxal d’un riche banquier, qui a choisi ce métier par conviction politique au nom de son engagement anarchiste et de ses origines prolétaires. [N.D.L.R.]
© Éditions Gallimard 2010