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Sigmaringen de Pierre Assouline. Entretien

«Julius Stein est le majordome général des Hohenzollern, quand, en 1944, Hitler réquisitionne leur château de Sigmaringen, pour que s’y réfugient le maréchal Pétain et le gouvernement de Vichy.
À la tête des domestiques, Julius organise la vie de château pour ses nouveaux habitants de septembre 1944 à avril 1945. Huit mois durant lesquels il est le témoin des rivalités qui déchirent les Français du château. Il faut dire qu’on trouve là la fine fleur du collaborationnisme : Laval, Déat, Doriot, de Brinon, Abel Bonnard… »

D’où vient votre intérêt pour Sigmaringen ?
Cela a mûri depuis ma jeunesse : le livre est dédié à mon père, combattant de la campagne d’Allemagne, qui fut le premier à me parler de Sigmaringen. Ensuite, les huis clos me passionnent, et Sigmaringen est un formidable huis clos. Mais je ne voulais pas faire un livre d’histoire de plus sur le sujet, et c’est en revoyant le film Les Vestiges du jour que j’ai eu le déclic romanesque : raconter tout l’épisode à travers le regard du majordome. C’est ainsi que j’ai imaginé Julius Stein.

N’est-il pas plus qu’un majordome ?
Il incarne une certaine idée de l’Allemagne à travers son catholicisme, sa fidélité absolue aux Hohenzollern, sa passion profonde pour la musique. En même temps, il est très atypique, même pour un Allemand : il a une profession atypique – majordome général –, il exerce sa profession dans un lieu atypique, le château des Hohenzollern, au service d’une famille qui n’est pas une « simple » famille aristocratique, mais LA famille princière absolue. Enfin, si tout se passe dans une période apocalyptique, Sigmaringen échappe à l’apocalypse des bombardements.

Sigmaringen raconte aussi, à sa manière, les relations entre la France et l’Allemagne…
Tout est raconté du point de vue de Julius, et c’était pour moi un exercice intéressant que de me mettre dans la peau d’un Allemand. Et la liaison amoureuse entre Julius et l’intendante du maréchal, Jeanne Wolfermann, Française d’origine alsacienne, forme un trait d’union entre les deux cultures.
Cette relation de couple structure l’histoire, qui devient vraiment une histoire franco-allemande.

Sigmaringen, tragi-comédie ou épisode marquant ?
Ce n’est pas un épisode majeur, parce que ça n’a rien changé à rien. Seul le fait que pendant huit mois le drapeau français ait flotté sur le château des Hohenzollern a marqué les habitants de Sigmaringen. La situation était totalement irréelle : l’Allemagne était dans le gouffre, la France renaissait avec des hommes neufs, et ces exilés agissaient comme s’ils étaient toujours au pouvoir… Cela n’a pas affecté les futures relations franco-allemandes. Mais cet épisode a existé et, comme l’a dit Céline, « c’est un moment de l’histoire de France qu’on le veuille ou non… »

Peut-on parler de roman d’une hallucination collective ? 
Tout à fait. C’est inouï de voir ces gens continuer à légiférer comme si de rien n’était ! Cela étant, ce comportement se justifie par le fait que les combats continuaient : la libération de Paris n’a marqué ni la libération de la France ni la fin de la guerre, qui a encore duré près d’un an. Surtout, en décembre 1944, il y a vraiment eu un retournement de situation dans les Ardennes. Paradoxalement, cette hallucination collective n’était pas infondée.

Comment êtes-vous parvenu à restituer cette atmosphère ? 
J’ai mené une véritable enquête, notamment en lisant les mémoires de tous les protagonistes, en retrouvant les paroles exactes prononcées par les uns et les autres, en multipliant les voyages à Sigmaringen pour me pénétrer de l’âme du château, consulter les archives de la ville… Toutes mes sources sont répertoriées à la fin du livre sous la forme d’une « reconnaissance de dettes ».

Dans ce monde déliquescent, seul Julius reste impassible… 
Tandis que les ministres s’empoignent pour des histoires de préséance dans les escaliers ou l’ascenseur et que leurs épouses volent les couverts, Julius veille sur le respect du protocole. La guerre, l’apocalypse, peu importe si le menu est imprimé à temps, si le gong est frappé à l’heure… Tout cela peut sembler dérisoire, mais le protocole devient alors une façon de survivre, de se raccrocher à un zeste de civilisation.

Entretien réalisé à l'occasion de la parution de Sigmaringen en janvier 2014.

© Gallimard