Golem de Pierre Assouline. Entretien
« Hier soir au cocktail, quand vous avez cru apercevoir quelqu’un que vous connaissez, vous vous rappelez… »
Il laissa passer une poignée de minutes avant de réagir.
« Le type qui téléphonait dans un coin ?
– Je me suis approchée. Et j’ai vu : avec sa main libre, il a sorti une sorte de télécommande de sa poche qu’il a tripotée, comme s’il suivait des ordres au téléphone.
– Je crois qu’on m’a reprogrammé. »
Le personnage central, Gustave Meyer, n’a pas le cerveau de tout le monde, dans tous les sens du terme…
C’est un grand maître international d’échecs, donc quelqu’un qui fait partie d’une catégorie un peu particulière. Ce ne sont pas des surdoués, mais des gens à part. Ils ont soixante-quatre cases dans la tête et ne voient le monde qu’à travers ces soixante-quatre cases ! De toute façon, c’est un solitaire. Il est divorcé, sans vrais amis. Sa fille, qu’il adore, reste son seul lien avec la société.
Son originalité va jusqu’à ne posséder aucun échiquier…
En effet, son échiquier est en lui. Il s’entraîne en ligne avec son ordinateur et ça lui suffit. De même qu’il n’a pas d’échiquier, il est détaché des biens matériels. Cet excellent informaticien aurait pu devenir très riche en montant une société combinant les échecs à l’informatique, mais ça ne l’intéresse pas. Il se contente de gagner sa vie en multipliant les tournois, n’a pas besoin de beaucoup d’argent. Il préserve une forte identité juive d’Europe centrale sans être religieux, mais reste attaché aux traditions. Bref, il passe pour un type un peu bizarre, un peu flottant… Enfin, il est épileptique. Cette épilepsie, soignée de longue date, ne l’empêche pas de vivre, mais elle va quand même tout déclencher.
Tout bascule pour lui le jour où il découvre que son cerveau a été modifié à son insu, le transformant en Golem…
La légende du Golem — en hébreu, cela signifie « masse informe » — est tirée de la Kabbale, qui raconte la création, au xvie siècle, d’un être artificiel par un rabbin de Prague. Je me suis emparé de cette vieille légende pour en tirer une histoire très contemporaine, un peu futuriste même, où se mêlent des préoccupations médicales, éthiques, philosophiques, liées à l’humanisme, au posthumanisme et aux théories avant-gardistes du transhumanisme.
À la différence du Golem, être inachevé, Gustave Meyer est en quelque sorte « sur-achevé »…
Oui, le transhumanisme préconise l’homme augmenté, c’est-à-dire dont le corps est modifié de manière scientifique avec des technologies de pointe pour améliorer ses capacités physiques et mentales. On « golemise » quelqu’un que l’on juge inachevé, et une fois « golemisé », il devient sur-achevé. L’homme augmenté, c’est en quelque sorte l’anti-Golem.
Gustave Meyer est-il un homme en fuite à la recherche de lui-même parce qu’il ne sait plus qui il est, ou parce qu’il le sait trop bien ?
Pour moi, c’est d’abord un fugitif, et aussi un homme en fuite. J’emploie les deux expressions. Homme en fuite est un clin d’œil à Simenon et à La Fuite de Monsieur Monde. Fugitif, c’est ma dette au film du même nom avec Harrison Ford. Deux œuvres qui hantent le roman de manière subliminale.
Effectivement, il est à la recherche de lui-même. Dès le début du livre, il est accusé, mais il ne sait ni de quoi, ni pourquoi. C’est pour ça qu’il fuit. Paradoxalement, cet homme très cultivé et très asocial qui se retrouve dans une situation kafkaïenne ne vit pas sa fuite comme une épreuve, mais comme une chance.
S’agit-il d’un authentique thriller, ou d’un essai en forme de thriller ?
Les deux, tout dépend du lecteur. Je pense que le lecteur intéressé par des questions éthiques sur les neurosciences le verra d’abord comme un essai. Pour ma part, je l’ai conçu comme un thriller, tout simplement parce que j’aime les thrillers et qu’avec ce genre de livre ma liberté d’invention, de recréation, est totale, c’est un grand plaisir d’écriture. Ce qui ne m’a pas empêché de réunir une solide documentation, d’assister à une opération du cerveau… Au fond, c’est une manière de faire passer des réflexions sur un sujet un peu âpre et un peu complexe de manière moins complexe.
Entretien réalisé avec Pierre Assouline à l’occasion de la parution de Golem.
© Gallimard.