Page précédente
  • Imprimer

Légende de Philippe Sollers. Entretien

« Les représentants du vieux Dieu mort et de la vieille littérature sont destitués, mais continueront à parler et à écrire comme si de rien n’était, ce qui est sans importance, puisque plus personne n’écoute ni ne lit vraiment. »

Dans quel sens comprendre le titre ? Au sens étymologique de « ce qui doit être lu » ? Ou de « texte qui accompagne et explique une image » ?

Ce qui doit être lu sonne comme une nouveauté considérable au moment où l’on peut dire qu’une multitude de livres ne demandent pas d’être lus. Lire est une activité de plus en plus ruinée par le numérique, et, ne serait-ce que pour cela, le titre a été choisi consciemment. Le texte qui accompagne et explique une image me convient aussi dans la mesure où le livre est le commentaire d’une image constante en mouvement. Mais, plus sérieusement encore, c’est un volume métaphysique en dialogue avec La Légende des siècles de Victor Hugo, ce dernier étant convoqué à plusieurs reprises en tant que personnage romanesque.

Peut-on lire ce livre comme un manuel de survie face au rétrécissement de nos vies imposé par les confinements ?

Je crois que vous avez tort de parler de « nos vies ». J’évite autant que possible la tendance réaliste actuelle d’employer le « nous ». Parler de « nos vies » me paraît absolument scandaleux. Il n’y a qu’une seule vie pour chacune et chacun. Si quelqu’un accepte le rétrécissement de sa vie en dehors des besoins matériels, ça veut tout simplement dire qu’il « survit » et ne vit pas.

Vous écrivez « L’enfer est moderne, le paradis est classique » : un rappel des valeurs humanistes, de la nécessité d’un retour à l’essentiel pour retrouver le sens de la vie ?

Surtout pas des « valeurs humanistes ». Je me moque sans cesse de l’auteur actuel le plus propagandisé et que j’appelle précisément Nosvaleurs. Nosvaleurs a réponse à tout. Nosvaleurs est républicain, Nosvaleurs est progressiste, Nosvaleurs est de gauche, Nosvaleurs est moral et vous explique tout d’une façon moralisante, Nosvaleurs s’indigne tous les jours. Et je ne parle pas seulement de Pierre Nosvaleurs, auteur considérable, mais peut-être surtout de Caroline Nosvaleurs, qui est aussi pénible que son mari. Je n’ai absolument pas besoin d’un retour à l’essentiel pour retrouver le sens de la vie. L’essentiel je le respire chaque jour.

Vous évoquez un ouvrage alchimique du xviie siècle, Les Douze Clefs de la philosophie. Voyez-vous dans l’ésotérisme un continent perdu de savoirs et de sagesses qu’il est temps d’explorer ?

Merci pour cette question qui est absolument centrale. Je crois être le seul romancier à participer du savoir que vous évoquez et qui est en général parfaitement méconnu et refoulé. Ce n’est pas par hasard que j’ai fait dans Désir, mon précédent roman, l’étude de Louis-Claude de Saint Martin, dont vous vous souvenez qu’il a été appelé « le philosophe inconnu ». Je ne pense pas qu’on puisse « explorer » l’ésotérisme. C’est un continent en effet perdu, mais que l’on peut convoquer comme une force indestructible. J’ai toujours en tête la dédicace qu’André Breton m’a envoyée en 1962 pour la réédition des Manifestes du surréalisme : « Pour Philippe Sollers, aimé des fées. » C’était un expert. Je parle beaucoup de cette magie des rencontres.

Vous publiez simultanément Agent secret – cet « agent secret » n’étant nul autre que vous-même. De quelle manière Légende et Agent secret se répondent-ils ?

Agent secret est un récit biographique qui comporte beaucoup de photos de pans entiers de mon existence, surtout enfantine. S’y ajoute le récit de quelques-unes de mes rencontres les plus singulières qui ont pris chaque fois une forme de révélation. Autre envoi qui m’a singulièrement touché, lorsque Lacan, photographié ici avec moi en 1975 au sortir de son séminaire sur Joyce, m’a envoyé ses Écrits avec la dédicace suivante : « On n’est pas si seuls somme toute. » C’était pour souligner, bien sûr, à quel point on est seul, ce qui est la particularité d’un agent secret, c’est-à-dire de quelqu’un qui doit pouvoir se glisser dans plusieurs identités, y compris contradictoires, et devenir ainsi une légende.

Philippe Sollers est né à Bordeaux. Après Tel quel en 1960, il fonde en 1983 la revue et la collection L’Infini. Auteur de nombreux romans et essais, il a publié récemment aux Éditions Gallimard Beauté, Centre, Le Nouveau et Désir ainsi que deux volumes de correspondance avec Dominique Rolin.

Entretien réalisé avec Philippe Sollers à l'occasion de la parution de Légende.

© Gallimard