Marlène de Philippe Djian. Entretien
«Elles s’installèrent au bar. Ce n’était pas le Ritz ni le Carlton, les quelques types accoudés au bar ne leur prêtaient guère attention, mais Nath retrouva aussitôt, l’observant se tortiller sur son siège comme un ver, la fille complexée, mal dans sa peau, à moitié larguée, qu’elle avait eue pour sœur et traînée comme un boulet durant toute leur enfance.
Arrête de faire ça, lui souffla-t-elle. Tout va bien.
Marlène se fendit d’un petit gloussement navré et tâcha de se tenir.
Tu devrais changer de lunettes, lui conseilla Nath.
Franchement.»
Au départ du roman, le retour chaotique à la vie civile de deux anciens combattants du Moyen-Orient, Richard et Dan…
Tous deux reviennent dans la vie normale, mais qu’est-ce que la normalité ? Dan choisit de rentrer dans le rang, d’avoir un boulot régulier, Richard préfère se lancer dans n’importe quoi plutôt que cette vie pénible et banale qui s’offre à eux. Ça m’intéresse, ces gens qui rentrent d’Irak, d’Afghanistan, qui sont fracassés de l’intérieur, en état de stress post-traumatique. On leur a fait vivre des choses terribles et on les laisse à l’abandon. Dans certains coins des États-Unis, quand on rentre dans un bar, on voit trois, quatre gars avec des têtes de zombies qui observent la télé sans savoir ce qu’ils regardent.
Les femmes ne sont pas beaucoup plus équilibrées…
C’est la situation dans laquelle se retrouvent leurs maris ou leurs amants qui les empêche elles aussi de se retrouver. Elles sont dans l’attente du retour, les gars reviennent, mais elles ne savent pas quoi faire. Il y a des embrassades sur le quai de la gare, et dès le lendemain ça commence à mal aller : ces types passent leurs journées vautrés sur le canapé sans pouvoir sortir, ils ne peuvent pas dormir normalement sans médicaments, ils ont des crises d’angoisse. Les relations dans le couple sont forcément vouées à l’échec.
La situation est déjà passablement complexe quand débarque Marlène…
Marlène se traîne une réputation de boulet. En même temps, ce sont surtout sa sœur, Nath, et son beau-frère, Richard, qui parlent d’elle comme d’une espèce de folle, d’une pute… Exagèrent-ils ? Est-elle vraiment comme ça ? En tout cas, elle arrive au mauvais moment, elle est enceinte, elle s’est fait virer par le type avec qui elle vivait, elle est aussi perdue qu’eux, mais d’une autre façon. Elle essaie d’installer une relation avec Dan, mais ce n’est pas gagné. Elle ne sait pas trop ce qu’elle veut, et quand Dan commence à se dire qu’une forme de stabilité est possible, tout explose.
L’affrontement entre les deux sœurs va devenir terrible…
Au départ, on est plutôt du côté de Nath, qui travaille dur, qui soutient son mari. Tout d’un coup, elle se met à faire des trucs de fous, à prendre un amant très encombrant… Elle commence par prendre en charge Marlène, contrainte et forcée, ensuite elle se dit qu’au fond c’est sympa d’avoir une sœur, surtout que ça se passe plutôt bien entre elles, avant de se rendre compte qu’elle la déteste ! Nath ne supporte pas que Marlène lui prenne Dan, qu’elle considère comme un confident, un frère, et si on creusait on découvrirait des choses un peu plus troubles…
Tout est raconté par séquences brèves, où les dialogues s’enchaînent aux descriptions visuelles…
L’histoire se met en place sous forme de petits tableaux, avec un simple mot en titre, ce qui donne une respiration propre à ce texte en apportant un éclairage un peu particulier, une coloration. Les dialogues sont souvent hésitants, ne disent pas vraiment la vérité, ce sont les sous-entendus, les non-dits, les silences, qui font avancer les portraits psychologiques. J’ai voulu, aussi, que les personnages évoluent, gagnent progressivement en complexité : Marlène, l’idiote de service, est également quelqu’un qui comprend beaucoup, qui sait se montrer à la hauteur. Au fond, qui est-elle vraiment ? Qui sont Dan, Richard, Nath ? Selon le point de vue choisi par le lecteur, l’histoire change du tout au tout.
Entretien réalisé à l'occasion de la parution de Marlène.
© Gallimard